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« Pollueur-payeur » : « Ce principe repose sur trop de présupposés pour fonctionner »

Pour atteindre son nouvel objectif climatique – une baisse de 55 % des gaz à effet de serre d’ici à 2030 par rapport à 1990 –, l’Union européenne mise beaucoup sur son « marché carbone », qu’elle souhaite étendre à de nouveaux secteurs avec des règles durcies. En France, la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire (Agec) de 2020 prévoit, d’ici à 2025, la création de onze filières « Responsabilité élargie du producteur », des jouets aux cigarettes en passant par les engins de pêche. Comme celles déjà en place, l’idée est de contraindre les producteurs, importateurs et distributeurs de ces produits – qui deviendront des déchets – d’assurer leur fin de vie.

Le point commun ? A chaque fois, le principe « pollueur-payeur » s’applique. L’idée est de faire supporter aux pollueurs les frais de prévention, de réduction et de lutte contre la pollution qu’ils génèrent. Et espérer, en donnant un coût à ces pollutions, que les pratiques évoluent. Et ça marche ? Pas vraiment, dit Flore Berlingen. L’autrice, ex-présidente de l’ONG Zero Waste, publie ce jeudi Permis de Nuire (ed. Rue de l’échiquier), qui retrace l’histoire de ce principe et en pointe les multiples faiblesses. Elle répond à 20 Minutes.

Flore Berligen, autrice aux éditions Rue de l'échiquier, spécialiste des questions des déchets et des ressources.
Flore Berligen, autrice aux éditions Rue de l'échiquier, spécialiste des questions des déchets et des ressources. - © Flore Berlingen

Ce principe du « pollueur-payeur » est-il devenu le principal mécanisme via lequel les Etats espèrent la neutralité carbone ?

Oui, et pas seulement sur cet enjeu de la neutralité carbone. Il est devenu une pierre angulaire de toutes les politiques environnementales. Certes, aux côtés d’autres grands principes du droit de l’environnement comme la précaution, la prévention, l’information du public…. Mais « pollueur-payeur » est le plus mis en avant. Il n’est pas nouveau. On le présente souvent comme l’invention de l’économiste britannique Arthur Cecil Pigou dans les années 1920, même si on peut remonter avant encore. Mais c’est vraiment dans le dernier quart du XXe siècle que la formule « pollueur-payeur » émerge et fait son apparition dans le champ juridique.

On le trouve sous diverses formes aujourd’hui : les marchés carbone, les filières REP. Mais aussi la « compensation écologique », qui contraint en France, depuis 1976 *, un grand nombre de porteurs de projets (de bâtiments, d’infrastructures…) à compenser les atteintes à l’environnement qu’ils n’ont pu éviter ou réduire suffisamment.

De nouvelles formes émergent encore aujourd’hui ?

C’est le cas des marchés de compensation volontaire. Ce sont, par exemple, ces investissements que multiplient les grandes entreprises dans des projets de reforestation en vue de compenser leurs émissions de gaz à effet de serre qu’elles jugent incompressibles. Cela leur permet de boucler leurs feuilles de route vers la neutralité carbone.

Ces compensations ne se limitent plus à l’enjeu climat : on voit des entreprises qui, pour compenser le plastique qu’elles continuent d’avoir dans leurs emballages, financent des collectes de déchets sur des plages.

Pourquoi mise-t-on tant sur ce principe ?

Sur le papier, il a un côté très séduisant. Même en tant que citoyen, on a envie d’y croire. « Pollueur-payeur » nous renvoie à un principe intuitif qu’on a tous appris petit : prendre la responsabilité de nos actes. Il donne aussi un prix aux atteintes à l’environnement, ce qui permet, d’une certaine façon, d’intégrer ces pollutions dans les coûts de l’entreprise qui les génèrent. C’est tout l’espoir des économistes qui ont théorisé ce principe : que les entreprises aient tout intérêt à réduire ces atteintes qui impactent leur compétitivité ou que les consommateurs les sanctionnent en se dirigeant vers les produits les moins chers, censés être le plus vertueux. C’est une vision très optimiste.

Vous dites aussi que les entreprises trouvent souvent leur compte dans ce mécanisme….

Il leur permet de couper l’herbe sous le pied des législateurs avant qu’ils n’instaurent des réglementations contraignantes. A la place, les entreprises posent un cadre qui leur est adapté, sinon préférable, qui leur permet de continuer le business as usual.

Un cas d’école est la filière REP « emballages ménagers », instaurée en 1992 et qui a servi de modèles à de nombreuses autres en France et en Europe. Face à l’inquiétude des collectivités locales, confrontées à l’explosion des coûts de gestion des déchets, et pressentant la création d’une taxe sur ceux [producteurs, distributeurs, importateurs…] qui mettent sur le marché des emballages, ces derniers ont convaincu d’instaurer à la place un système de démarche « volontaire ». Ils versent, chacun, une contribution financière qui sert à financer la fin de vie de leurs emballages devenus des déchets. Le tout est piloté par un éco-organisme, certes agréé par l’État, mais géré par les entreprises elles-mêmes. Et à qui, petit à petit, ont été déléguées un certain nombre de décisions. Si la réduction et la prévention étaient au départ inscrites dans les objectifs de la filière, la visée de ces acteurs était bien plus de créer les conditions pour que leurs emballages deviennent acceptables parce qu’à peu près traités correctement.

Trente ans plus tard, le tonnage annuel d’emballages mis sur le marché en France était supérieur d’environ 20 % par rapport au début des années 1990, alors que la population n’a augmenté que de 15 %. Sur ce volet réduction, cette filière REP est un échec et a retardé l’instauration de mesures plus radicales. C’est en cela que le principe du pollueur-payeur peut devenir un permis de nuire, car il autorise les industriels à polluer du moment qu’ils peuvent en payer le prix.

Ce prix est-il d’ailleurs souvent trop faible ?

Quel que soit le mécanisme – marché carbone, REP, compensation…- il y a très souvent un décalage entre les sommes payées - lorsqu’on arrive à faire payer - et les dommages environnementaux ou le prélèvement des ressources. Le financement des agences de l’eau, qui pilote la gestion de cette ressource en France, en est une illustration. Elles perçoivent une redevance versée en proportion de la consommation et de l’usage qu’on en fait, qu’on soit particulier, agriculteur ou industriel. Cette redevance est censée refléter le principe pollueur-payeur. Or, en février 2015, la Cour des comptes déplorait un éloignement de ce principe à partir de 2007, au point qu’en 2013, la redevance issue des ménages représente 87 % des ressources des agences de l’eau, contre 6 % provenant des activités agricoles et 8 % de l’industrie. Ces proportions ne reflètent pas les niveaux de pollution respectifs. Et on pourrait donner d’autres exemples.

Ce n’est pas le seul décalage avec ce principe pollueur-payeur. Il permet aussi aux pollueurs de donner l’illusion qu’en restaurant ailleurs des espaces naturels, leurs projets seront sans perte nette de biodiversité. On postule des équivalences écologiques entre ce qui va être détruit et ce qui va être créé, sans garantie que les actions compensatrices vont avoir les effets désirés. C’est oublier que notre connaissance du fonctionnement des écosystèmes reste limitée.

En réalité, le bilan qu’on peut tirer de la compensation écologique est très mitigé. Et la compensation carbone ne vaut pas mieux. C’est même étonnant que les stratégies qu’annoncent ces grandes entreprises, qui prévoient chacune des dizaines de millions d’arbres à planter, ne soient pas plus questionnées sur leur faisabilité, ne serait-ce que sur la superficie qu’il faudrait accaparer.

Faut-il en finir avec ce principe du pollueur-payeur ?

Il y a peut-être quelques contre-exemples qui ont été efficaces dans des contextes bien précis. Mais globalement, ce principe repose sur trop de présupposés. Le premier, finalement, est qu’on puisse donner un prix à ce qui est inestimable : la valeur d’un site naturel, d’une espèce protégée. Les politiques font bien souvent comme si ce débat était réglé, alors qu’il n’en est rien.

Il faut aussi se détourner du « pollueur-payeur » pour des raisons démocratiques. Il impose une approche par le calcul des problématiques environnementales, plutôt que par la délibération, qui imposerait de questionner le bien-fondé de tout projet. Le pollueur-payeur pose la question du « comment on va prendre en charge une pollution ? » et « pour quel prix ? », sans poser celle du « pourquoi ? ». C’est celle-ci qu’il faut replacer au centre du débat. Autrement dit : quelles sont les pollutions que l’on consent à laisser opérer dans une société car elles répondent à des besoins qu’on estime fondamentaux ?