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Port d'armes à feu: comment les États-Unis en sont-ils arrivés là?

Temps de lecture: 5 min

Rien ne semble pouvoir les arrêter. D'après les chiffres du Gun Violence Archive, les tueries de masse ont augmenté de 136% entre 2014 et 2022. Après les récents événements tragiques d'Uvalde, de Buffalo ou encore de Boulder, les réseaux sociaux ont remis au goût du jour une vidéo réalisée par le FBI: «Courir. Se cacher. Se battre».

Initialement diffusée en 2020, cette courte vidéo didactique a pour but d'informer sur la conduite à tenir pour maximiser ses chances de survie en cas de fusillade. Un aveu à la fois d'impuissance et de résignation dans un pays où les lobbies pro-armes ont, en quinze ans, fait sauter de nombreuses digues.

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De la régulation à la dérégulation

Devenu l'un des symboles des États-Unis, le narratif du port d'armes comme droit individuel est en vérité relativement récent. «Il a été inventé au milieu des années 1970, en grande partie à la demande de la National Rifle Association (NRA) et d'autres défenseurs des droits des armes à feu, dans le cadre d'une campagne plus large et organisée visant à promouvoir une interprétation large du deuxième amendement, fondée sur les droits individuels», souligne l'historien du droit Patrick J. Charles dans un article publié en 2021.

Le spécialiste du deuxième amendement, auteur de Vote Gun (non traduit), paru cette année, note ainsi que la NRA, devenue l'un des fers de lance de la dérégulation du port d'armes, n'a pas toujours été aussi radicale. Ainsi, en janvier 1964, peu après l'assassinat du président Kennedy, l'association avait affirmé que «seuls les citoyens qui ont un besoin réel de porter des armes dissimulées devraient être autorisés à le faire».

Pour Patrick J. Charles, le virage vers la dérégulation tous azimuts doit beaucoup au juriste David I. Caplan. Longtemps membre de la NRA, il a considérablement nourri une interprétation du deuxième amendement conférant un droit individuel. Un travail repris et amplifié par les organisations proches des Républicains: «Les think tanks conservateurs, dont la Federalist Society, ont joué un rôle important dans l'élargissement de la signification du deuxième amendement au-delà de la manière dont les Pères fondateurs l'ont formulé à l'origine», affirme l'historien.

Fondée en 1982 par des juristes acquis au conservatisme judiciaire, la Federalist Society est rapidement devenue un appui considérable pour le Parti républicain, en formant des juges aptes à défendre une interprétation du droit favorable au projet politique de la droite américaine. L'œuvre idéologique remportera une victoire cruciale en 2008: le juge Antonin Scalia, figure de proue du conservatisme judiciaire, rend l'opinion de la Cour suprême dans l'affaire Heller, le premier des trois arrêts historiques ayant pratiquement annihilé le contrôle des armes à feu.

Le triomphe du camp pro-armes

Le 26 juin 2008, la Cour suprême rend à cinq contre quatre un arrêt historique pour les lobbies pro-armes: dans District of Columbia v. Heller, la plus haute juridiction des États-Unis affirme que le deuxième amendement protège «le droit individuel de posséder et de porter des armes en cas de confrontation». Rendue par le très conservateur juge Scalia, l'opinion est, de l'avis de Patrick J. Charles, «historiquement erronée». Dans un article publié en 2009, l'auteur décrivait le droit individuel à posséder des armes comme «l'un des plus grands mythes historiques de tous les temps».

Deux ans plus tard, l'arrêt McDonald offre au camp pro-armes une nouvelle victoire décisive: le juge Samuel Alito et sa courte majorité affirment que le quatorzième amendement de la Constitution «incorpore» les dispositions du deuxième amendement. Entre l'arrêt Heller et l'arrêt McDonald, le droit individuel à posséder et à porter une arme n'était reconnu qu'au niveau fédéral: les cinquante États fédérés pouvaient par conséquent interdire la possession d'armes à feu. «L'incorporation» rend le deuxième amendement applicable aux États, qui, dès lors, se doivent de respecter ses dispositions.

Chaque drame américain lié aux armes s'accompagne d'une légitime stupeur et d'une interrogation somme toute logique: «Pourquoi les États-Unis ne durcissent-ils pas la législation?»

Le 23 juin 2022, presque quinze ans jour pour jour après Heller, le juge Clarence Thomas rend l'arrêt Bruen, qui conditionne le contrôle des armes à l'existence d'un précédent historique. Certes technique, cette décision apparaît comme fondamentale pour l'avenir du contrôle des armes aux États-Unis. «Elle fournit aux juges un schéma directeur leur permettant d'invalider les lois sur les armes à feu en choisissant simplement les informations historiques qu'ils jugent importantes», pointe Patrick J. Charles, pour qui Bruen donne un blanc-seing au cherry-picking.

Le résultat est aussi catastrophique que controversé: les lois sur le contrôle des armes sont progressivement invalidées par les tribunaux. Dans le 5e circuit d'appel –Louisiane, Mississippi et Texas–, l'interdiction de possession d'armes pour les personnes sous le coup d'une mesure d'éloignement pour violences conjugales a été jugée inconstitutionnelle. En Virginie-Occidentale, c'est la possession d'une arme dont le numéro de série a été oblitéré qui a été invalidée. En Oklahoma, l'interdiction de possession d'armes par les usagers de cannabis a été retoquée. Le séisme provoqué par Bruen menace également l'interdiction des armes d'assaut en Illinois, en vigueur depuis janvier 2023. Dans l'État de New York, la loi remplaçant celle invalidée par la Cour suprême est elle aussi menacée d'inconstitutionnalité: pas moins de cinq affaires ont récemment été entendues en appel.

Le bouleversement créé par cet arrêt soulève aussi de nombreuses interrogations dans les rangs conservateurs. Randy E. Barnett et Nelson Lund, professeurs de droit connus pour leur proximité avec la Federalist Society, n'hésitent pas à affirmer que «le nouveau test juridique de Bruen n'est pas adapté à la tâche». «[L'arrêt] Bruen lui-même a approuvé les lois en vigueur dans quarante-trois États, qui accordent des permis de port d'armes dissimulées à tout adulte pouvant satisfaire à des critères objectifs, tels que la vérification des antécédents et le suivi d'un cours de sécurité sur les armes de poing», s'étonnent les deux universitaires, qui rappellent que les vérifications d'antécédents, qui précèdent souvent l'achat d'une arme à feu, ne connaissent aucun précédent historique et pour cause: la mesure est née en 1961.

Un contrôle impossible?

Sous nos latitudes, chaque drame américain lié aux armes s'accompagne d'une légitime stupeur et d'une interrogation somme toute logique: «Pourquoi les États-Unis ne durcissent-ils pas la législation?» La réponse se trouve dans cette succession de jurisprudences, qui ont à la fois consacré un droit individuel et réduit la possibilité de contrôle à la portion congrue.

Pour l'historien Patrick J. Charles, «jusqu'à ce que la Cour suprême intervienne à nouveau –en espérant qu'elle corrige elle-même l'approche invraisemblable de Bruen– nous continuerons à voir une myriade de lois sur le contrôle des armes à feu invalidées par les tribunaux fédéraux». Optimiste, l'auteur de Vote Gun souligne toutefois que «ce que la Cour a fait, la Cour peut le défaire».

L'idée d'un prochain revirement de jurisprudence est cependant peu probable: dans un article publié récemment, le professeur Dan Epps estime qu'en l'absence d'une réforme de la Cour suprême, celle-ci devrait demeurer à majorité conservatrice jusqu'en 2065. Le vaste mouvement de dérégulation, amplifié par les États fédérés qui adoptent des lois dites de «port constitutionnel» –un droit de port d'armes sans permis ni formation–, semble être inéluctable.