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Pour l’amour d’une brosse

Cet article est tiré du Libé spécial auteur·es jeunesse. Pour la quatrième année, Libération se met aux couleurs et textes de la jeunesse pour le Salon du livre de Montreuil qui ouvre ses portes le 30 novembre. Retrouvez tous les articles ici.

C’est presque devenu une habitude. Tous les deux ans, en fin d’année, Michel Galvin dévoile son nouveau livre. Et pour nous, lecteurs, c’est un véritable événement. Pour ceux qui ne le connaissent pas, Michel Galvin, c’est d’abord un peintre singulier avec ses cailloux aux couleurs sucrées, ses rochers géométriques, ses falaises texturées, ses bouts de bois rayés, ses taches d’huile ou de peinture qui jonchent mollement les sols et qui peuvent laisser des traces jusque dans nos rêves…

Ensuite, Michel Galvin, c’est aussi un auteur qui aime mettre en scène les objets. Dans AMOURs, il nous propose de rejouer la pièce de Roméo et Juliette en remplaçant les protagonistes par des objets usagés, parsemant le sol d’un paysage désertique. L’histoire se déroule dans une décharge, un bidonville pour déchets inutiles.

Extrait du livre «AMOURs» de Michel Galvin. (Editions du Rouergue)

Nous voilà donc en bonne compagnie avec Roger le pneu et Léon le bidon. Comme dans la tragédie, rien ne va plus entre les deux grandes familles : les Comanches (les objets avec un manche) et les Sanmanches. La rivalité va bon train, et quand Léon le bidon se déguisera en carafon (en se bricolant un faux manche) afin d’avouer son amour à Gertrude la brosse à cheveux, il sera victime des railleries des Comanches. La tragédie s’arrête là, et Léon devra questionner et réinventer son amour pour redonner sens à sa vie.

Amours périssables

AMOURs, ce n’est donc pas seulement une histoire d’amour (qu’elle soit tragique ou comique), c’est aussi l’histoire de nos propres amours. Nous savons tous que nos amours, comme les objets (mais aussi l’amour de nos objets), sont bien sûr périssables. En utilisant les objets comme des personnages, Michel Galvin décuple les interrogations.

Car derrière la «fable écologique», il y a une allégorie. Derrière le miroir d’un petit récit amoureux se reflètent de grandes questions philosophiques (on questionne l’utilité même de l’amour, son rapport aux sujets et aux objets, et son intrication avec l’art et la poésie). Quel est l’objet de nos amours ?

Le philosophe Jacques Derrida renversait la question en se demandant : «Quand je t’appelle mon amour, mon amour, est-ce toi que j’appelle ou c’est mon amour que j’appelle ?» Et voilà peut-être une des grandes questions du livre, murmurée par la voix de son cœur à Léon le bidon. Et c’est tout ce que l’on aime dans l’œuvre de Michel Galvin, on peut toujours tirer les fils de l’histoire, car ses livres ouvrent au dialogue, posent de grandes questions sans jamais donner de réponses. Ce sont des livres qui permettent de créer un échange poétique et philosophique avec les enfants (mais aussi avec nous-mêmes). Ici, il n’y a donc pas de pédagogie, pas de morale, ce n’est pas un livre outil, il n’y a pas un sens précis à lui donner. Il faut accepter d’entrer dans un monde onirique et poétique où chaque lecture nous pousse en dehors de nos retranchements. Pour bien lire AMOURs, il faut accepter l’invitation au voyage, accepter de se perdre dans une prose poétique et une peinture lyrique, accepter de se questionner… au risque de se transformer. Le tour de force de Michel Galvin consiste à rassembler dans un petit album jeunesse tout ce que l’on demande à la littérature.

S’il y a bien une allégorie poétique en prose dans AMOURs, il y a en parallèle une allégorie visuelle qui vient répondre à cette dernière et la redoubler. Dans les illustrations, deux manchots sont présents et jouent dans la décharge avec tous nos outils usagés. Ils récupèrent les objets inutiles et finissent par les agencer en d’étranges sculptures. L’illustration répond au texte et l’étire comme un chewing-gum. Que faire de nos amours passées ? Sont-elles devenues réellement inutiles ? Les manchots nous répondent, avec une touche d’espoir : c’est de la matière avec laquelle nous pouvons créer, une matière que l’on peut agencer… pour nous réinventer !

Michel Galvin, AMOURs, Le Rouergue, 40 pp., 16 €.