France
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«Pour la France», un film qui «casse vingt-cinq ans de clichés»

Temps de lecture: 5 min

L'affaire est encore présente dans beaucoup d'esprits français. En octobre 2012, un élève de l'École spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan (Morbihan), Jallal Hami, meurt noyé lors d'un bizutage (ou «bahutage» selon le jargon propre à l'établissement).

Au procès, qui s'est déroulé fin 2020, quatre accusés seront relaxés, les autres condamnés à de la prison avec sursis. Plus de dix ans après la tragédie et sa résolution «au goût amer», le cinéaste Rachid Hami, frère de Jallal, a décidé de transformer son histoire en film.

Dans Pour la France, sorti en salles le 8 février, le jeune saint-cyrien est incarné par Shaïn Boumedine et s'appelle Aïssa. Son frère, Ismaël, est joué par Karim Leklou. «J'ai transformé mon vécu en objet romanesque, parce qu'il était hors de question d'en faire une représentation documentaire», affirme Rachid Hami, rencontré au Festival international du film politique de Carcassonne, où son film était présenté en janvier.

Avec un tel sujet, on aurait facilement pu s'attendre à une œuvre en colère. Un film-dossier ou une enquête criminelle, focalisée sur les torts de l'armée. Mais Rachid Hami, qui semble avoir fait de la nuance son mot d'ordre, opte à la place pour un récit familial délicat et empreint de mélancolie. Au lieu de se focaliser sur l'aspect judiciaire de l'affaire, Pour la France revient sur la relation entre Ismaël et Aïssa, et raconte l'histoire d'un amour fraternel compliqué qui traverse les époques et les continents.

Un choix de narration évident pour le cinéaste, qui a toujours pensé le film comme un objet mélancolique. «Ça fait des années que je vois des films énervés. Ils sont faits par ceux qui regardent l'actualité, qui lisent Le Parisien et qui se disent “ah c'est une histoire sympa”… Le problème c'est que ça, c'est mon histoire. Et quand on vit les choses de l'intérieur, on n'a pas le même point de vue.»

«Un destin français sur trois continents»

Le film s'ouvre sur une scène éprouvante, qui retrace les événements ayant conduit à la mort d'Aïssa. Mais alors qu'Ismaël et sa famille luttent pour l'enterrer dignement, Pour la France révèle une structure en flashbacks, qui s'attardent sur le lien entre les deux frères avant la tragédie. «C'est une histoire universelle, un destin français sur trois continents», analyse l'acteur Karim Leklou, qui prouve une nouvelle fois toute l'étendue de son talent avec ce rôle de frère meurtri.

En effet, le récit nous emmène à Alger pendant l'enfance des deux héros, en France, mais aussi à Taipei, où Aïssa a choisi de faire une année de césure avant d'intégrer Saint-Cyr. À travers trois époques, le film étudie les différents rapports qu'entretiennent Aïssa et Ismaël à leur famille, à la France ou encore à la notion d'intégration. Alors qu'Aïssa suit un parcours d'études exemplaire, idéalise encore leur père et se voit déjà combattre pour la France, Ismaël, l'aîné, vit avec amertume sa condition d'immigré banlieusard.

Casser les clichés

Avec une grande finesse, Rachid Hami varie les registres et les influences à chaque étape de son film: «Dans la partie algérienne, on a fait un conte, avec le père qui était un peu le grand méchant loup. La partie française, c'était Antigone, avec la volonté d'enterrer un frère avec dignité et reconnaissance. Et pour la partie taïwanaise, on a fait un film d'aventure.» C'est cette troisième partie, sans doute la plus belle, qui comporte de nombreux tournants émotionnels du film.

Dans une très belle scène, alors qu'il rend visite à son frère à Taipei, Ismaël entre par hasard dans un temple taoïste et, se retrouvant submergé, se met à prier. «Il ressent la spiritualité de ces gens qui ont une religion totalement différente de la sienne et il prie Allah. C'est un double geste d'acceptation: dans ce temple on lui fait une place, et lui, il accepte la religion des autres», explique le réalisateur.

«Je pense que pour casser les clichés que je vois depuis trente ans, cette scène était majeure, poursuit Rachid Hami. Je l'ai tournée de manière différente, parce que dans la forme, ma seule volonté était d'éviter de faire le film social à l'épaule qu'on a déjà vu tant de fois. Faire un film dont la mise en scène serait stricte, rigide, avec des petites échappées, ça permettait d'avoir un acte politique, c'est-à-dire inscrire ces histoires-là dans cette forme-là.»

Pas de manichéisme

Ce rejet de la binarité et de la caricature, on le retrouve aussi dans la description faite de Saint-Cyr. Au sein de l'armée, certains personnages sont honnêtes (comme celui incarné par Laurent Lafitte), d'autres bien plus corrompus moralement. «On ne veut jamais laisser la possibilité d'extraire Aïssa du corps de l'armée, explique Rachid Hami. Il faut que ça reste un militaire trahi par ses camarades et jamais qu'on se retrouve dans un cliché binaire d'une famille arabe contre une institution militaire. C'est quelque chose qui m'a beaucoup hanté en tant que personne, il fallait que je fasse tout ce que j'avais en mon pouvoir pour faire en sorte que jamais mon frère Jallal ne soit extrait de sa condition, qui était celle d'un saint-cyrien.»

Capture d'écran Memento Distribution via YouTube

Cette approche délicate a séduit Karim Leklou. «Je trouve que la voie de la nuance, aujourd'hui, est une voie intéressante. Ce qui ne veut pas dire la voie de la neutralité, je parle bien de la nuance. C'est vrai en ce qui concerne les clichés sur l'institution: c'est trop facile de venir en tant que cinéaste et de dire “tous des pourris”, de ne pas avoir un regard constructif.»

Dans la mise en scène comme dans l'écriture, Rachid Hami vise à offrir une représentation juste de la famille française maghrébine, loin des clichés. «Quand je mets les personnages d'Aïssa et Ismaël dans une rue de Taipei, je casse vingt-cinq ans de clichés, parce que tout d'un coup ils sont dans un ailleurs. Ils ne sont pas entre des barres HLM ou en train de crier à la violence. Et ça va même plus loin: quand ces personnages-là sont dans un pays asiatique et qu'Aïssa parle aussi bien mandarin qu'anglais, qu'Ismaël lui a aussi des notions d'anglais, tout d'un coup on casse une image, et ça c'est un acte politique.»

L'autre acte politique du film, c'est de faire d'Aïssa un personnage vivant. Au lieu de le montrer uniquement comme la victime d'un atroce fait divers, Pour la France lui permet d'exister, avec tous ses espoirs, ses déceptions et sa complexité, jusqu'à une dernière scène à l'énergie vitale bouleversante. «Je trouvais ça très beau qu'on accorde des sentiments dignes de ce nom aux classes populaires, nous dit Karim Leklou. Que les grands sentiments n'appartiennent pas qu'aux classes bourgeoises.»

Pour la France

de Rachid Hami

avec Karim Leklou, Shaïn Boumedine, Lubna Azabal, Samir Guesmi, Laurent Lafitte

Séances

Durée: 1h53

Sortie le 8 février 2023