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Pour les hommes mobilisés par Vladimir Poutine, c’est “la nuit du jugement dernier”

Sur les réseaux sociaux, les Bouriates ont immédiatement baptisé la nuit du 21 au 22 septembre “la nuit du jugement dernier”. Dans la soirée du 21, les fonctionnaires et les enseignants ont préparé les convocations avant de commencer à les distribuer dans les foyers. “Nous avons reçu oralement l’ordre de sortir les hommes mobilisés de leurs lits, de les faire monter dans des voitures et de les emmener immédiatement au commissariat militaire, raconte une employée d’une administration de district de Bouriatie. De là, tout le monde a été envoyé à Oulan-Oude.”

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Courrier international

Dans la capitale, rue Choumiatski, une femme âgée emmitouflée dans une écharpe en laine tient un sac en plastique avec cinq cartouches de cigarettes Pierre Ier. Elle attend l’arrivée au point de ralliement de son gendre. Cet habitant de la région de Bargouzinsk, 35 ans, a reçu son ordre de mobilisation cette nuit. Il ne devrait pas tarder à arriver à Oulan-Oude.

“J’ai déjà trois fils là-bas, souffle la femme. Et maintenant ils vont prendre mon gendre. Et tout le monde veut se battre, tout le monde. Les hommes sont vraiment fous.” Son téléphone sonne, elle répond en criant : “Pacha, vous arrivez ? Oui, j’ai les cigarettes. Dis-leur à tous que tu as quatre enfants, tu m’entends ? Peut-être qu’ils vont te relâcher.”

Depuis le matin, les cars remplis d’hommes mobilisés se succèdent rue Choumiatski au point de collecte du commissariat militaire de la république de Bouriatie. C’est un grand terrain clôturé qui jouxte un immeuble d’habitations de plusieurs étages. À dix minutes à pied se trouve un champ de tir à l’arc où ont lieu les cérémonies commémoratives pour les militaires morts en Ukraine.

Une mobilisation prévisible

Les hommes du district Tounkinski sont les premiers arrivés. D’après un fonctionnaire de l’administration locale, 130 hommes, sur les 20 700 habitants de cette région, sont arrivés cette nuit. La Bouriatie compte 980 000 habitants, donc le nombre de mobilisés pourrait atteindre les 6 000 à 7 000 hommes.

Parmi les personnes déjà mobilisées figure le directeur de l’école de la ville de Kyren. Personne n’exprime ni ressentiment ni réticence à combattre. “Ils savaient tous qu’il y aurait une mobilisation et ils se sont préparés intérieurement à ce qu’on vienne les chercher”, déclare un fonctionnaire qui ne souhaite pas être nommé.

Il y a six à sept heures de route entre le district Tounkinski et Oulan-Oude. En chemin, les mobilisés reçoivent un repas de raviolis à la vapeur appelés buuz (plat traditionnel bouriate). “Ils en ont mangé une bonne dizaine chacun”, raconte la femme de l’un d’eux dans le groupe Viber “Solidarité 03. District Tounkinski”. Le groupe a commencé à collecter des fonds pour acheter des cigarettes et des chapkas pour les futurs soldats. Les femmes disent qu’il faudrait transmettre à leurs maris de petits sachets de sable saint du temple bouddhiste Bourkhan Baabaï.

Les gars du district Tounkinski arrivent au point de ralliement à bord de deux minibus Ford blancs et deux bus scolaires. Les hommes, presque tous en tenue de camouflage, descendent fumer une cigarette. Beaucoup gardent sur eux le sac préparé par leur femme ou leur mère.

“J’ai fait mon service militaire il y a mille ans”

“J’ai 45 ans, j’ai fait mon service militaire il y a mille ans, je ne suis jamais allé dans les points chauds, soupire un gros monsieur mal rasé. Mais allons jouer du fusil puisqu’il le faut.” Les gars du district Tounkinski finissent leur cigarette et remontent dans les véhicules, puis entrent dans l’enceinte du centre militaire. L’un d’eux, en attendant les autres, tambourine du poing dans le couloir du car et chante “encore une nuit grise, je n’ai confiance qu’en elle”.

Dix minutes plus tard, c’est l’arrivée des mobilisés de la région d’Eravninsk. Puis arrivent les cars de Zaïgraïevsk, Kouroumkansk, Bargouzinsk. Sergueï, habitant d’Eravninsk, descend d’un bus scolaire, une bouteille de bière à la main. Il porte une chemise à carreaux et une doudoune sans manches. Il reste là, un peu chancelant. Il sourit à un groupe de gars de Kouroumkansk, ils sont debout en cercle et boivent de la vodka, directement au goulot. “Prends-moi en photo, je suis d’accord, dit Sergueï en me faisant signe. Je pense que notre pays ou la Bouriatie vaincra la Chine, euh… l’Ukraine, je veux dire.”

Sergueï a 49 ans. Il a servi, mais il y a très longtemps, d’après lui. Il a une femme et deux filles ; la cadette vient d’entrer à l’école primaire.  “Elle m’a demandé où je vais, raconte Sergueï à tue-tête. Je lui ai dit : je pars au boulot. Putain, drôle de boulot, non ?” Sergueï dit qu’il ne craint pas de mourir. “C’est vrai que j’ai fait mes adieux à ma femme et à mes filles”, ajoute-t-il, et les larmes lui montent aux yeux. “Allez, je pars au front”, dit-il très fort dans un hoquet.

Les mobilisés de Bouriatie vont être envoyés à Tchita ou Blagovechtchensk. Où ils auront leur entraînement militaire. Ensuite, direction l’Ukraine.