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Première dame, un rôle tacite remis en question

Les interviews de Brigitte Macron à l'occasion de l'opération Pièces Jaunes réveillent une question récurrente : les contours flous du statut de la femme du président, et la spécificité du modèle français de la première dame.

On ne peut pas dire qu'elle ait hanté les plateaux lors du premier quinquennat. Mais ces derniers temps, elle se prête au jeu de tous types de médias, du Parisien au 20h de TF1, du studio du grand concours des animateurs pour les pièces jaunesà l'antenne de RTL ce mercredi. Sa présence a fait exploser l'audience de l'émission de Gilles Bouleau, avec un pic de 5,4 millions de téléspectateurs.

Sur Twitter, beaucoup ont reproché aux journalistes qui l'ont reçue d'inventer ce statut de première dame, dans une reproduction factice du modèle américain. En maintenant cette distinction culturelle, les commentateurs entendent minimiser les prises de paroles de Brigitte Macron et l’écho qu’on devrait lui laisser.

Bienfaisance

«Que fait la Première dame de France à la télévision?», demande Clémentine Autain (LFI) au micro d'Apolline de Malherbe, avant de répondre à sa propre question : «Elle fait passer un message en profitant de sa notoriété et de sa place.» Pour l'Insoumise, sans mandat démocratique, l'épouse d'Emmanuel Macron ne dispose d'aucun temps d'audience légitime. «Ce n'est pas la charité que nous voulons, c'est la justice sociale, ça n'est pas du tout la même chose», a encore martelé Clémentine Autain. Pour elle, Brigitte Macron utilise un temps d'antenne dédié au débat public en prônant la bienfaisance, tandis que, sur la question des hôpitaux, la députée insoumise estime préférable de «parler de la politique de son mari».

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De fait, la première dame n'a aucun rôle déterminé par la Constitution. C’était d'ailleurs une promesse d’Emmanuel Macron lors de sa première campagne en 2017 : délimiter le statut du conjoint du président, pour, selon lui, mettre fin à une «forme d'hypocrisie». La question a été posée après son élection avec la «loi sur la confiance en politique et moralisation de la vie publique», en septembre 2017, qui porte sur les collaborateurs des élus et des ministres, et anticipe notamment sur de possibles conflits d'intérêts.

À l’époque, le groupe parlementaire de la France Insoumise avait proposé d'y porter un amendement visant à empêcher strictement tout possible abus de cette position : « Tout conjoint et conjointe, concubin et concubine des membres du Gouvernement, du Président de la République, des parlementaires et de l’autorité territoriale (...) ne peut bénéficier de ressources financières et humaines publiques, autres que celles relatives au logement de fonction commun éventuellement occupé, ou celles relatives à la garantie de leur protection et de leur sécurité.» Aux questions financières, s'ajoutait une redéfinition du rôle symbolique de la première dame : «Les statuts de conjoint et conjointe, concubin et concubine mentionnés au I ne peuvent en aucun cas permettre de représenter de manière publique, officielle ou non, les fonctions du membre du Gouvernement, du Président de la République, des parlementaires ou de l’autorité territoriale concernés».

Rejeté, l'amendement des Insoumis n'a jamais vu le jour. La volonté de clarification d'Emmanuel Macron, elle, s'est concrétisée dans une charte, disponible sur le site de l’Élysée. Elle précise «les rôles préemptés» pour le conjoint du président et la transparence des moyens qui lui sont alloués. On y retrouve aussi la liste des préoccupations qui sont celles des premières dames de la Vème République : éducation, santé, culture et handicap. Des engagements sociaux qui s'ajoutent à sa fonction de représentation officielle sur la scène internationale, et à sa gestion de la vie quotidienne de la «première maison de France», l'Elysée. Chaque mois, enfin, l'Élysée publie un rapport officiel détaillé des visites effectuées par la première dame.

Brigitte Macron lors du lancement national de l'opération Pièces jaunes, à Nice, le 11 janvier 2023. Valery HACHE / AFP

Procès en américanisation

Brigitte Macron est bien héritière d'une tradition républicaine: d'Yvonne de Gaulle à Bernadette Chirac, les femmes de présidents se sont approprié leur position, ont développé la fibre sociale attendue de leur fonction, et ont même pu prendre goût à la politique.

D'après l'historienne Régine Torrent, spécialiste de l'histoire américaine contemporaine, et auteur de First Ladies - D'Eleanor Roosevelt à Hillary Clinton (paru en 2017 aux éditions Racine), l'expression «première dame» date de 1935. C'est effectivement une création journalistique américaine, « à l'occasion d'un voyage aux États-Unis de Marguerite Lebrun, épouse du dernier président de la IVème République. La presse américaine apprécie beaucoup cette figure discrète aux côtés du président, et la désigne comme la «première dame française», dans le texte ». L'expression ne sera vraiment utilisée qu'à partir du deuxième mandat du président Chirac.

Aux États-Unis, il est vrai que la figure de la First Lady est plus marquée. «Les Américains disposent d'un terme impensable chez nous : le “ladyship”, qui désigne la période “d'exercice” de la première dame, son mandat en quelque sorte», rappelle la spécialiste, «C'est le département d'État qui lui propose ses missions, et elle dispose d'un cabinet d'une quinzaine de personnes, contre deux en France. Lors de la campagne électorale, elle agite les drapeaux et répond très souvent aux questions.» Avant que son mari ne soit président, elle a souvent été sa secrétaire. Régine Torrent rappelle le rôle assumé par l'épouse de Lyndon B. Johnson, «Lady Bird Johnson», surnommée «ministre de l'extérieur» pour sa participation active aux événements diplomatiques.

Sur un registre plus symbolique, elle porte l'image du couple présidentiel, et peut l'adoucir. Barbara Bush, femme de George H. W. Bush fut, d'après l'historienne, «la figure populaire d'un mandat qui ne l'était pas».

En bref : qu'on l'aime ou non, elle occupe un vrai rôle aux États-Unis, et la première dame française dispose d'une «marge de manœuvre comparable aux frontières mobiles». Et si l'imaginaire collectif actuel considère que la première dame est un modèle purement importé des États-Unis,« il a la mémoire courte», pour la spécialiste.

Prudente et consensuelle

Quant au poids politique des déclarations de Brigitte Macron, il s'agit peut-être, selon Régine Torrent, de maintenir un équilibre entre deux constats. L'audience que trouvera son opinion sur le port de l'uniforme, par exemple, relève peut-être davantage «du modèle médiatique qui est le nôtre : de la passion du commentaire et d'une forme de peopolisation du politique.»

Reste que le ton employé par la première dame se montre relativement «prudent et consensuel». Si on l'interroge dessus, elle parle volontiers inflation, pouvoir d'achat, réforme des retraites, coût des soins médicaux, harcèlement scolaire ... «Mais toujours sur le mode du constat, sans prise de position tranchée », souligne l'historienne. Et lorsqu'on la questionne plus en détail sur l'état des hôpitaux, elle coupe net : «Sur l'hôpital en France, je ne me permettrais pas de faire des commentaires. » Et d’embrayer sur des remarques plus humaines que systémiques, affectives que politiques : de ceux qu’elle rencontre, elle retient «le souci de bien faire» et l’impossibilité parfois d’y arriver jusqu’au bout ... Une connaissance humaine, «de terrain», voilà ce qu'elle souhaite apporter à l'image du couple présidentiel. «Je suis un passeur», résume-t-elle sur TF1, ou «un capteur du président, parmi beaucoup d'autres», nuance-t-elle sur RTL.

En se maintenant sur les questions sociales, elle conserve sa position sur une sorte de ligne de crête, «politique sans l'être vraiment», synthétise Régine Torrent, qui correspond à son devoir de réserve. Comment ne pas penser alors à l'épouse du président Harry S. Truman, Bess Truman qui répondait systématiquement «No comment» aux micros qu'on lui tendait pour entendre son avis ?

Le droit coutumier persiste

Une rapide perspective historique relativise, pour la spécialiste, l'importance «illégitime» que les médias ont accordée à la première dame ces derniers jours. «On a tôt fait de s’indigner d’une américanisation de la vie politique française. Le modèle présidentialiste de la Vème République a produit un pendant féminin de la grande figure : elle soutient la représentation du président, et c’est peut-être davantage l’évolution des médias qui a déformé la chambre d’écho légitime de ses prises de parole.»

Comme le souligne Joëlle Chevé, auteur de L'Élysée au féminin de la IIème à la Vème République, entre devoir, pouvoir et désespoir (paru aux éditions du Rocher en 2017), si l'on n'élit pas la première dame, elle bénéficie tout de même dans les faits «d'une sorte de droit coutumier qui lui reconnaît une place naturelle auprès du président».

Entre sa place naturelle et son rôle politique, il y a un écart, qui, pour les deux historiennes, «lui sera toujours reproché».