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Quand un soldat mort-vivant signifie le pays tout entier

La Demeure du vent, de Samar Yazbek, traduit de l’arabe (Syrie) par Ola Mehanna et Khaled Osman, Stock, 250 pages, 20,90 euros

Samar Yazbek ne cesse de donner à voir la guerre qui sévit dans son pays. En 2019, délaissant la fiction, elle publiait Dix-Neuf Femmes, suite de témoignages qui faisaient entendre les voix de ses compatriotes alaouites, sunnites, chiites, druzes, chrétiennes… Plus d’une fois menacée de mort par sa propre communauté, les Alaouites, elle vit en exil depuis 2011, non sans retours clandestins sur place. Après s’être mise dans la peau d’une très jeune fille, atteinte de dromomanie (manie qui consiste à marcher sans frein) en pleine guerre, dans la Marcheuse (2018), elle campe à présent un jeune soldat de l’armée syrienne, Ali, blessé à mort sur la ligne de front. Il gît à terre après avoir été projeté en l’air par l’explosion d’une bombe. Se vidant de son sang, il reprend peu à peu conscience et se remémore son passé. Le récit va de son éveil douloureux d’homme cloué au sol, à qui il reste peu à vivre, aux hallucinations récurrentes qui signent sa fin prochaine. Mort-vivant, assigné à résidence par son corps, rivé au sol, il avance avec les dents plantées dans la terre, pour mieux se rapprocher de l’arbre censé le protéger.

Le récit, très structuré, est pris en charge par un « il », plus détaché que le « je ». L’épouvante de la guerre est montrée par le biais des sensations d’Ali, qui découvre l’ampleur des dégâts dans son corps : « Un liquide gargouillant à l’intérieur de son crâne », un « grouillement d’insectes au bas de ses jambes »… Alors que son esprit vagabonde, son corps étant « dévoré vivant », on en apprend davantage sur lui. On saisit qu’il a vécu en marge du monde. Il ne voit pas la différence entre « les barrages des milices et ceux des services secrets, de l’armée ou de la police, ou même des mafias ». Il capte mieux le langage des nuages, du vent, des arbres. À mesure que remontent les souvenirs de sa courte vie de jeune enrôlé contre son gré, on perçoit la situation sociale et politique de son village. Le vieil imam « fidèle à ses montagnes » a été remplacé par des « néo-imams » barbus, à baskets et téléphone portable. Ali se rappelle ce jour où l’État, via ses sbires, s’est emparé des terres des agriculteurs « sous prétexte qu’elles étaient laissées à l’abandon » pendant le conflit.

Dans ses souvenirs émergent des images de femmes : « la Rouquine », chamane plus que centenaire, le cheveu passé au henné, tuée par des barbus, et Nahla, sa mère, au cœur déjà dévoré par la perte de son fils aîné, un militaire. Se dessine en creux une population de villageois pauvres, égoïstes et crispés car « trop absorbés à enterrer leurs enfants décédés et à garder vivants ceux qui leur restaient ». La vision s’étend au pays tout entier, « couvert de nouvelles formes de tombeaux », certains « de taille réduite » pour enterrer uniquement « des fragments de cadavres humains démembrés », et d’autres , « des “fosses géantes” pour des “centaines de dépouilles” ».