France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Réforme des retraites : « Vous avez raison de vous battre en France »... En Italie, la galère de l'emploi des seniors

De notre envoyé spécial à Turin,

Les enfants sortent en meute de l’école, récupérés par les mamas toujours au rendez-vous de la cloche sous les coups de 16h30. Rajoutez les Alpes surplombant la ville de Turin en fond, et ne reste plus qu’à mettre un filet d’huile d’olive et une insulte en gesticulant les mains devant des spaghettis coupés en deux pour cocher toutes les cases du cliché de l’Italie. Mais la vision de ces petits hurlant leur liberté retrouvée ressemble de plus en plus à une exception. Car le bambino se fait rare. 

Et pour cause, le pays est le deuxième plus vieux au monde, après le Japon, avec une moyenne d’âge de plus de 45 ans. Le taux de natalité est quant à lui le plus faible de l’Union européenne. A marcher attentivement dans les artères turinoises, on compte effectivement plus de cheveux blancs que de dents de laits, et plus de vieux assis sur un banc que de gamins courant à toute berzingue. En Italie, où 23,5 % de la population à plus de 65 ans, le senior est partout, jusqu’au travail. Ici, il n’est pas inhabituel de voir une personne âgée vous conduire en taxi, se charger de votre espresso ou de votre cours de mathématiques.

Le senior au travail mais fatigué

A 63 ans, Rosanna court encore dans son magasin, pour conseiller tel vêtement ou donner le prix d’un autre. Selon ses propres comptes, cette vendeuse devrait pouvoir prendre sa retraite dans quatre ou cinq ans. Une dernière ligne droite qui a des airs d’éternité. Si son visage fier et sa prestance défient le temps qui passe, ce n’est pas le cas de sa forme physique. Au moment d’évoquer son état, le masque de la vendeuse idéale se fissure un peu : « Je ne peux plus travailler à temp plein. Quarante heures par semaine, c’est trop de fatigue. » Elle est à mi-temps, et même avec ce rythme horaire réduit, l’usure la ronge. « C’est un métier où il faut toujours être debout, où le travail le dimanche demeure obligatoire. C’est difficile, surtout à mon âge ».

A 63 ans, Rosanna, vendeuse, n'a plus l'énergie - ni les contrats - pour travailler à temps plein
A 63 ans, Rosanna, vendeuse, n'a plus l'énergie - ni les contrats - pour travailler à temps plein - JLD/20 Minutes

Pourtant, travailler plus longtemps est devenu le nouveau mantra en Italie. Vous avez déjà entendu l’argument en France, il est le même de l’autre côté des Alpes : le vieillissement de la population s’accompagne d’un décalage de l’âge de départ à la retraite, aujourd’hui fixé à 67 ans. Un âge de départ indexé à l’espérance de vie, et qui pourrait donc monter à 71 ans en 2070, à en croire Maciej Lis, économiste de l’OCDE et spécialiste du système italien. 

Incertitude du travail

Voilà donc les seniors les deux pieds dans le marché du travail. Du moins, en théorie. En 2021, le taux d’emploi des 55-64 ans italiens était de 53,4 %, 8 points de moins que la moyenne de l’OCDE. Un chiffre qui baisse à 40 % pour les seuls 60-64 ans, et l’écart passe à 12 points avec la moyenne. L’Italie est donc l’un des plus mauvais élèves pour l’emploi des séniors, et Rosanna peut en témoigner.

Un cancer à 58 ans l’a contrainte à mettre sa carrière en pause. A la suite de cet arrêt, elle a connu deux ans de chômage, et n’enchaîne désormais plus que des contrats courts de six mois. « Personne ne propose des longues durées, encore moins des CDI, à des personnes âgées comme moi », souffle celle qui doit vivre avec l’incertitude des prochains mois. Sera-t-elle encore en emploi en 2024 ? Rien ne le garantit.

De la discrimination à l’embauche ?

Un motif d’espoir, pourtant : le pourcentage de 60-64 ans en emploi a doublé en dix ans, renseigne Maciej Lis. Même tendance pour les 65-69 ans, passé de 8 à 14 % entre 2011 et 2021. Cinzia codirige l’usine Cames, chargée de produire des tuyaux en acier. Même pour ce job physique, « il n’y a pas de discrimination à l’emploi. Un senior, je regarde son expérience et ce que je peux en faire, il y a plein de postes au sein d’une entreprise où ils sont utiles. Et puis j’ai déjà trois bambini à la maison, ce n’est pas pour recruter que des jeunes ici. »

Mais de retour dans le centre de Turin, les doigts de Guissepe invalident le constat d’un marché de l’emploi ouvert aux plus de 60 ans. Bouffis par les années, usés du travail à l’usine, on pourrait caser trois pouces dans un seul de ses index. C’est vrai finalement ce qu’on dit : en Italie, les mains parlent, et Giussepe n’a qu’à présenter les siennes pour raconter l’usine et la difficulté de prolonger sans cesse le travail. 

Alors quand on lui parle de la France et des manifestations en cours, l’homme ne peut qu’avoir envie de franchir les Alpes : « Vous avez raison de vous battre, on devrait faire pareil et même installer une retraite à 60 ans. Passé cet âge, ça devient très difficile, pour la santé, pour travailler, ou pour se faire embaucher. » Alors que le gouvernement français utilise parfois l’âge de départ à la retraite des autres pays pour défendre sa réforme, Rosanna espère l’effet inverse : que la grogne en France persuade les Italiens de protester à leur tour.

Le senior au travail qui manque à la maison

Car faire travailler les seniors ne manque pas de faire débat en Italie. Déjà, il y a son coût. Selon l’OCDE, le salaire d'un travailleur italien à temps plein âgé de 55 à 64 ans est en moyenne 19 % supérieur à celui d'un travailleur entre 25 et 54 ans. Un résultat là encore loin de la moyenne des pays développés, où la différence entre travailleur jeune et senior n’est que de 6 %. Ensuite, dans un pays où le taux de chômage chez les jeunes est de 23 %, plus de trois fois la moyenne nationale, l’emploi des plus âgés a souvent été perçu comme un frein. C’était la promesse de La Ligue de Matteo Salvini en créant le quota 100 en 2019. En permettant des retraites anticipées dès 62 ans, cela devait permettre davantage d’embauches pour les nouveaux venus sur le marché du travail. Selon la Banque d’Italie, la mesure n’a eu aucun effet de ce côté-là.

Et surtout, le senior au travail manque à la maison. Selon l’Istat, l’Insee transalpin, en 2022, plus de la moitié des plus de 75 ans vivent à moins d’un kilomètre de leurs enfants, tandis que 20 % des familles vivent ensemble. Une étude de l’institut de recherche économique (Ires) en 2010, un an avant le passage à 67 ans, estimait la valeur économique du travail non rémunéré des grands-parents à la maison à 18,3 milliards d’euros, soit l’équivalent de 1,2 % du PIB italien. Sur ce total, 13,8 milliards d’euros étaient dus à la seule activité de baby-sitting des retraités.

« On fonce au cimetière »

« L’Italie a toujours été un pays où la famille se montre très solidaire, pour compenser les nombreux manques de l’Etat », souligne Fransesca, 52 ans. Le pays vient à peine de créer la première allocation familiale en mars 2022. Et en 2019, seul un enfant sur 10 avait accès à une crèche publique. « On veut encourager les femmes à faire plus de bébés pour sauver le système, mais si on envoie les meilleurs et les moins chers des baby-sitters, à savoir les grands-parents, au travail, on a un gros problème. »

Fransesca a pu compter sur les grands-parents pour garder son fils, il y a 20 ans. Aujourd'hui, un tel cas d'aide est compromis par le travail des séniors
Fransesca a pu compter sur les grands-parents pour garder son fils, il y a 20 ans. Aujourd'hui, un tel cas d'aide est compromis par le travail des séniors - JLD/20 Minutes

Mais avant de penser à relancer — ou non — la démographie défaillante du pays, les femmes sont déjà assez occupées à chercher comment boucler les fin des mois. Car rallonger la vie active est une nouvelle épreuve dans un pays où trouver un job reste une gageure quand on ne possède pas de chromosome Y. En Italie, seulement 49 % des femmes sont en emploi - 62,4 % en Europe -, contre 67,2 % des hommes. Le Covid-19 en a remis une couche, détruisant nombre d’emplois dans les services, autrement dit nombre d’emplois féminins. Matilda, elle, est guide touristique. Et au-delà de la fatigue dans ses jambes à force de faire le tour de la ville et de son âge, elle ne peut que constater la pénurie de visiteurs dans Turin depuis les confinements. Il y a eu du mieux en 2022, mais un quart des touristes pré-pandémie manquent à l’appel. « Nos métiers sont fragilisés, et on nous demande de les faire plus longtemps. L’Italie fonce dans le mur, et nous au cimetière ».