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Swingjugend, la jeunesse du swing qui a défié Hitler

Temps de lecture: 4 min

«Le jazz [...] est selon moi une expression des idéaux les plus élevés, affirmait John Coltrane, l'un des jazzmen les plus influents de sa génération, en 1962. Par conséquent, il contient de la fraternité. Et je crois qu'avec de la fraternité il n'y aurait pas de pauvreté, il n'y aurait pas de guerre.»

Plongeant ses racines dans la culture musicale afro-américaine de la fin du XIXe siècle, le jazz est avant tout un hymne de résistance –résistance à l'oppression, à l'indifférence et à la persécution des communautés noires. Ce n'est donc pas un hasard si le swing, frère cadet du jazz importé en Europe dans les années 1930, a servi de rempart aux pulsions totalitaires.

Bonnes et mauvaises notes

Toutes les formes de musique ne sont plus tolérées sous le Troisième Reich. Le parti nazi mène alors une véritable croisade contre ce qu'il appelle «l'art dégénéré»: à partir des années 1930, la propagande condamne les «renversements rythmiques hystériques caractéristiques des races barbares», qualifiant le jazz et le swing de «Negermusik» («musique nègre»). Ces styles sont bannis à partir d'octobre 1935.

Selon les nazis, la musique afro-américaine serait une arme politique utilisée par les juifs afin de faire triompher la démocratie et le capitalisme, des valeurs typiquement nord-américaines. Caractérisée par des «danses indécentes» et des «excès négroïdes de tempo» tranchant avec l'impératif aryen de discipline et de modération, la musique dite dégénérée serait source de corruption, de désordre, de «décadence culturelle». La preuve: on ne peut pas marcher au pas sur un air de jazz…

En conséquence, tandis que les représentants de l'école musicale allemande sont glorifiés –à commencer par Mozart, Bach, Haydn ou Wagner–, artistes noirs et compositeurs juifs sont chassés des scènes germaniques. Certains sont contraints à l'exil; d'autres sont purement et simplement déportés. Ce qui n'empêche pas Coco Schumann, guitariste berlinois de jazz, de former, au sein du camp de concentration de Theresienstadt, le groupe des Ghetto Swingers –signe que la musique peut encore s'élever derrière les barbelés.

En 1939, le ministre de la Propagande du régime, Joseph Goebbels, va jusqu'à créer un groupe de jazz allemand, Charlie and His Orchestra, dont les compositions parodiques moquent les Américains et leurs alliés. Il paraît que Churchill, régulièrement taclé dans leurs chansons pour son penchant pour l'alcool, trouvait les paroles hilarantes.

Danser pour résister

C'est dans la foulée de la Grande Guerre que le jazz et le swing se sont répandus comme une traînée de poudre en Europe . En France, en Allemagne, en Belgique, en Tchécoslovaquie ou en Grande-Bretagne, ces styles radicalement nouveaux, survitaminés et dansants ont aidé à évacuer les mauvais souvenirs de 1914-1918. Et si le jazz aidait à guérir?

Malgré les interdictions progressives faites aux orchestres allemands de consacrer plus de 20% de leur répertoire au jazz, des clubs dédiés à cette nouvelle tendance se forment dans les années 1930, fleurissant à Berlin, Francfort et Hambourg. S'y rassemble un public jeune et ouvert sur le monde, conquis par l'aspect libertaire de cette musique et, plus largement, par l'esprit extraverti et le laisser-faire qui transpire de la culture américaine. «Nous étions habités par un désir de vie à l'américaine, de démocratie, se souvient Frederich Ritzel, un habitué des swing clubs. Tout était connecté –et connecté à travers le jazz.»

Ces fans de musique clandestine, on les appelle «Swingjugend», littéralement «jeunesse swing». Selon les fichiers de la police, ce sont de jeunes Allemands et Allemandes âgés de 14 à 19 ans, arborant chapeaux hollywoodiens, cheveux longs, parapluies quelle que soit la météo, et parlant couramment l'anglais. Ils parodient d'ailleurs le fameux salut nazi «Sieg Heil!» en lançant à la place «Swing Heil!», véritable pied-de-nez à la figure d'Adolf Hitler.

Généralement issus des couches sociales élevées de la société allemande, ils ne constituent pas un mouvement de résistance armé. Bien au contraire, le groupe se définit comme apolitique et non violent. Mais sa rébellion s'exerce autrement: par la non-conformité avec l'identité nationale et les valeurs promues par l'idéologie nazie. Certains éludent leur service dans les Jeunesses hitlériennes ou la Ligue des jeunes filles allemandes; d'autres confrontent leurs homologues rangés sous les drapeaux. Il s'agit avant tout de court-circuiter l'idéal aryen.

Dans le viseur de la Gestapo

Malgré une démarche pacifique, cette «jeunesse swing» subit la répression. En 1941, la Gestapo prend le problème à bras-le-corps, organisant des descentes dans les clubs de jazz, les écoles de danse et les autres lieux où ces habitués se rencontrent. Ces derniers sont contraints de poursuivre leur passion illégalement, au fond de caves aveugles ou de bars clandestins.

Quelles punitions risquent-ils? Les sanctions infligées à ces «déviants» peuvent aller du simple fait de leur couper les cheveux à l'enrôlement forcé dans l'armée, voire à la déportation. Heinrich Himmler, le chef des SS, considère les adorateurs de jazz comme une véritable menace; selon lui, seules des mesures drastiques permettront «d'éradiquer la dangereuse diffusion de ce mouvement anglophile à l'heure où l'Allemagne se bat pour son existence». À Hambourg, près de 400 d'entre eux sont raflés entre 1940 et 1942. Soumis à des peines allant de deux à trois ans d'emprisonnement, ils sont roués de coups, brimés et humiliés par les geôliers des camps d'internement pour mineurs.

Une affiche de propagande nazie du Troisième Reich contre les
«musiques dégénérées». | leewrightonflickr via Wikimedia Commons

Mais on se tromperait en pensant que les travaux forcés brident leur oreille musicale. «La mine de sel dans laquelle était l'usine avait une très bonne acoustique, racontera ainsi Günter Discher, déporté au camp de redressement de Moringen. L'un de nous jouait sur les cartouches –des sortes de boîtes en bois– avec des baguettes de fortune. Nous improvisions toutes sortes de choses, qui sonnaient plus ou moins bien. Mais dans tous les cas, cela nous aidait à tenir pendant les pauses déjeuner.»

C'est peut-être la plus belle leçon de la Swingjugend: celle de voir, même au cœur de l'horreur concentrationnaire, les contours incandescents d'une piste de swing… Du reste, le jazz clandestin n'a bientôt plus eu lieu d'être: passée l'année 1945, les musiques noires ont fini par être blanchies.