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Thomas Dodman : « La nostalgie est une émotion moderne »

La Croix : Comment définir notre relation à la nostalgie ?

Thomas Dodman : Depuis le début du XXe siècle, nous baignons dans la nostalgie, considérée comme étant constitutionnelle de l’être humain et de sa capacité à avoir des sentiments, sans pour autant en souffrir. En psychologie, elle est même considérée comme positive, procurant un sentiment d’identité, un ancrage dans un lieu, un temps ou une communauté, qui permettent d’affronter des épreuves de la vie, voire des traumatismes. Les exilés par exemple, déplacés dans des contextes violents, y trouveraient une capacité de ressourcement.

Une autre forme de la nostalgie contemporaine est la marchandisation de tout ce qui est ancien, avec la mode rétro et la collection d’objets techniques du passé, comme le vinyle. Mais cette émotion a aussi un visage plus dangereux, quand elle sert une politique qui en fait un levier de mobilisation des masses, sur fond de crises et de perte de repères. C’est aujourd’hui le discours facile des populistes qui associent toujours à ce refrain nostalgique la recherche d’un bouc émissaire.

Vous rappelez d’ailleurs que le terme nostalgie apparaît à la fin du XVIIe siècle, dans un autre moment de crise généralisée…

T. D. : La nostalgie naît en effet à cette période de l’histoire, où se mêlent une crise économique avec la transition vers un système de plus en plus capitaliste ; une crise politique avec des rivalités entre États européens, génératrice de guerres ; une crise spirituelle avec les après-coup de la réforme protestante ; une crise intellectuelle avec des découvertes scientifiques qui remettent en question l’univers conceptuel occidental. Et même une crise environnementale, avec une succession d’hivers très froids et de disettes, que l’on appelle le petit âge glaciaire.

C’est dans ce vaste contexte qu’un étudiant en médecine de Mulhouse, Johannes Hofer, invente le terme pour décrire la nostalgie des soldats qu’il observe autour de lui. En ce sens, la nostalgie est une émotion moderne. Non qu’Ulysse ne puisse pas avoir une forme de nostalgie pour sa chère Ithaque. Mais au sens où ce mot tente de décrire notre nouvelle relation au temps et à l’espace, désormais inscrite dans une succession de crises et de ruptures.

Le parallèle que l’on peut dresser, tout en restant prudent, avec notre époque, c’est cette conscience que notre modèle de société est devenu insoutenable, car il génère des envies qu’il n’est plus capable d’assouvir. L’impression d’être au bord d’une falaise. C’est ce déraillement qui produit, de manière systémique, frustrations, ressentiments et réflexes nostalgiques.

Comment, au fil des siècles, cette pathologie devient-elle l’état d’âme de l’homme moderne ?

T. D. : Tout au long du XIXe siècle, plusieurs phénomènes se conjuguent. Un changement de paradigme dans la médecine, tout d’abord, qui rend invalide l’explication d’une pathologie par les émotions, avec la découverte de la bactériologie et du trauma psychique. La banalisation du terme ensuite, de plus en plus employé par les écrivains, les poètes puis la société dans son ensemble, pour décrire un sentiment de malaise, un désir pour des choses jamais possédées. L’utilisation de cette émotion, enfin, lors de la colonisation.

Alors que les théories raciales veulent que l’Européen ne se mélange pas avec les populations colonisées, la nostalgie devient une réponse à la menace du métissage. La reconstitution d’un paysage national doit rappeler au colon son identité française. L’idée du village authentiquement français, reprise aujourd’hui à des fins politiques, se cristallise Outre-mer à ce moment-là. C’est là l’intention de mon ouvrage : rappeler, derrière cet affect en apparence bénin, la longue histoire de ses usages comme de ses instrumentalisations.