France
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Tolérance. Doha, la schizophrène

Doha (Qatar), envoyé spécial.

« Franchement, ce n’est pas ce que je croyais. » Brassée dans le flot des passants qui coulent le long de la ligne de tramway de Msheireb, un quartier historique de Doha récemment réhabilité, Laurence, membre des Irrésistibles Français (le plus important groupe de supporters des Bleus, NDLR) se dirige vers le souk et ses restaurants. La Française se mêle à des supportrices de tous pays, vêtues de shorts et débardeurs mais aussi à des femmes qataries qui, même vêtues de l’abaya, sortent seules sans chaperon. Les Qataries ne portent pas toutes ce vêtement qui couvre l’ensemble du corps à l’exception du visage, des pieds et des mains. Certaines ne portent qu’un voile léger, d’autres, rien. Un couple – manifestement des expatriés – se donne la main, sans occasionner l’intervention d’une police des mœurs. Les hommes qataris, dans leur dishdasha – habit traditionnel blanc – se mêlent à la déambulation commune. Cette scène qui se répète tous les soirs de Coupe du monde a donc surpris notre fan des Bleus, à l’instar de nombreux visiteurs ou observateurs mettant les pieds pour la première fois au Qatar.

Quintessence du système qatari, « tolérance » sociale et absence de droits réels

Tolérance des autorités pendant cette période spéciale ? En partie, sans doute. « Je vais en profiter pour sortir mes tenues occidentales. Les “cobras” (surnom donné aux Qataris portant la dishdasha) n’oseront rien me dire », s’amuse Sanaa (1), 37 ans, arrivée du Liban il y a huit ans, qui porte ce soir-là, un pantalon blanc et un chemisier bleu ciel au décolleté apparent mais pas tapageur. Ce que personne ne sait en la voyant siroter un café latte en terrasse, c’est qu’elle incarne parfaitement la quintessence du système qatari, fait de « tolérance » sociale et d’absence de droits réels. Séparée de corps de son mari, elle ne peut divorcer. Lorsqu’elle est arrivée ici, il y a huit ans, celui-ci est devenu son « sponsor », dans le cadre de la « kafala ». Sous pression internationale, ce système a été abandonné, mais des reliquats subsistent. « J’avais acheté l’abaya, on s’apprêtait à aller au tribunal et là, j’ai appris que si on divorçait, je n’avais plus de “sponsor” et donc ne pouvais plus travailler, ou alors je devais en trouver un autre. Mon employeur a refusé, donc je me suis retrouvée coincée. » Cet épisode et la fin du couple l’amènent à se projeter ailleurs qu’à Doha – c’est l’Espagne qui occupe son esprit en ce moment – où pourtant son statut de comptable, accompagné d’un bon salaire, et son cercle de connaissances lui assurent une vie qui ne lui déplaît pas. Mais le climat sociétal lui pèse de plus en plus. « C’est sans cesse des regards sombres. Les philippines, elles, peuvent mettre des décolletés pigeonnants, aucun problème, mais, parce que je suis arabe et supposément musulmane, on attend plus de moi, donc on m’impose plus. »

L’homosexualité « C’est “haram”, mais tous les week-ends, c’est la gay pride »

La question des droits LGBT – qui a concentré une grande partie de l’attention internationale – relève de la même dialectique entre pratique sociale et cadre légal. D’un côté, la loi interdit l’homosexualité et punit toute contravention de la peine de mort pour les musulmans et de sept années de prison les non-musulmans. De l’autre, une réalité quotidienne qu’une journaliste locale, en poste ici depuis une dizaine d’années, décrit ainsi : « C’est “haram” (péché, en arabe), mais tous les week-ends, c’est la gay pride sur les bateaux. Allez voir le samedi matin, sur la plage Viva Bahriya, tous ces hommes qui se réunissent, de toutes nationalités. Personne n’est dupe. » Et de poursuivre : « C’est un aspect méconnu. La presse locale ne va pas en écrire des articles car ce serait les exposer et la presse étrangère ne va pas regarder cette complexité. En fait, il y a des tabous partout dans la société qatarie, y compris dans les relations hétérosexuelles. Vous savez que le pays affiche l’un des plus forts taux de divorce au monde. Par tradition, les Bédouins continuent de se marier entre eux, souvent entre cousins. Mais cela fait des mariages malheureux. Donc, d’un côté, il y a la vie sociale et, de l’autre, la vie intime. C’est parfois kafkaïen ici. »

Pour les personnes LGBT, le pouvoir rappelle à intervalles réguliers les limites de sa tolérance. Ainsi, en septembre dernier, Human Rights Watch a publié un rapport documentant six cas de passages à tabac graves et répétés, ainsi que cinq cas de harcèlement sexuel en garde à vue entre 2019 et 2022. Les forces de sécurité ont arrêté des personnes dans des lieux publics en se fondant uniquement sur leur expression de genre, et ont illégalement fouillé leurs téléphones. Comme condition à leur libération, elles ont imposé aux détenus transgenres de suivre des séances de thérapie de conversion dans un centre de « soutien comportemental ».

Une ouverture sur le monde et des « concessions »

Le régime oscille entre « laisser-aller » et répression au gré du rapport de force au sein de la société qatarie, dont la frange conservatrice ne voit pas d’un œil favorable les changements induits par le choix stratégique de l’émir Hamad ben Khalifa Al Thani – le père de l’émir actuel Tamim – dans les années quatre-vingt-dix : transformer, grâce à la manne gazière, ce micro-État désertique en puissance régionale au rayonnement international. L’ouverture économique a mis le pays en connexion avec le monde extérieur. Les « expatriés » y ont apporté leurs habitudes et l’État a dû concéder la consommation et la vente d’alcool dont il s’arroge le monopole. L’« importation » de centaines de milliers de migrants pour les chantiers du Mondial a obligé le pouvoir à construire des lieux de culte catholiques, protestants, hindous dans ce pays à l’islam rigoriste d’obédience wahhabite, dont les dirigeants favorisent partout l’activité des Frères musulmans.

Consécration de ce « modèle », plus proche de Singapour que de Riyad, l’organisation du Mondial a accéléré un processus symbolisé dans l’une des premières boutiques que les touristes croisent en arrivant à l’aéroport international : on y trouve, bien en évidence, des rangées de boîtes de préservatifs. La vendeuse est une jeune fille voilée, au maquillage et au vernis à ongles impeccables, portant des escarpins. « Mes parents me disent que ça n’existait pas de leur temps », répond-elle, alors que l’on feint de s’étonner de la présence de tels produits. La discussion très informelle roule sur les changements du pays ces dernières décennies, résumés dans son esprit par cette formule : « Ma mère portait le voile. Je porte le voile et j’ai un téléphone connecté. »

« Ils veulent tout tolérer, ou presque, mais surtout ne pas changer les lois »

Ces évolutions, le pouvoir entend plus les maîtriser que les laisser fructifier. « Ils veulent tout tolérer, ou presque, mais surtout ne pas changer les lois : cela créerait trop de tensions avec la frange conservatrice du pays. N’oubliez pas que c’est en fait une microsociété de 300 000 personnes et que les coups d’État sont une habitude ici (Hamad a pris le pouvoir en 1995, en renversant son oncle – NDLR) », analyse un Français en poste à Doha. La qatarisation de la société, dans les années 2000, répond à cet objectif de tenir courte la bride des changements. Des quotas de nationaux sont imposés dans les secteurs clés, tandis qu’aucun projet économique ne peut se monter sans un Qatari, souvent une « caution » grassement rémunérée pour peu de productivité.

Outre les 15 000 caméras de surveillance biométriques et les moukhabarats, les bons vieux mouchards, le contrôle sur la société passe aussi par l’habit. Dans l’espace public, la dishdasha représente un signe de distinction sociale et de pouvoir politique qui inspire souvent la crainte. Dans le nouveau métro flambant neuf (la RATP et la SNCF ont obtenu le marché), ce sont des personnes portant les tenues traditionnelles qui figurent sur les signalisations alors que l’immense majorité des utilisateurs sont des migrants. « Vous croyiez que les Qataris allaient quitter leurs SUV pour prendre le métro ? se marre notre journaliste local. Pour eux, ce Mondial et ses quelques concessions, mais pas trop, comme on l’a vu sur l’alcool, ne servent qu’à maintenir un ordre social où ils sont au sommet et le travailleur népalais, en bas. Le gay est entre les deux. Dans ce pays, c’est d’abord une question de classe sociale. »