France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Ukraine : changer de ministre de la Défense, un choix cornélien pour Volodymyr Zelensky

Le président ukrainien Volodymyr Zelensky réfléchit à changer son ministre de la Défense, Oleksiï Reznikov sur fond d’un nouveau scandale de corruption. L’identité de son successeur - l’actuel directeur du renseignement militaire - avait même été dévoilée. Mais ce changement a été repoussé lundi. Des hésitations qui s’expliquent par l’importance de ce poste dans le contexte de la guerre en Ukraine.

Dimanche soir, son sort était scellé. Mais lundi matin, l’avenir semblait finalement beaucoup moins sombre pour Oleksiï Reznikov, l’actuel ministre ukrainien de la Défense. Aucun changement au sein du ministère ne se déroulerait cette semaine, d’après un responsable politique ukrainien qui a préféré garder l’anonymat, cité par l’agence de presse Reuters, lundi 6 janvier.

Pourtant, à peine 24 heures plus tôt, David Arakhamia, le chef de file de la majorité présidentielle au Parlement, avait détaillé un scénario précis de remaniement. Oleksiï Reznikov devait céder son poste à Kyrylo Boudanov, l’actuel patron du renseignement militaire, et prendre la tête du bien moins stratégique ministère des Industries stratégiques.

Silence coupable ?

C’était censé être l’une des opérations de chaises musicales politiques les plus importantes de l’actuelle campagne anticorruption qui agite le gouvernement et le paysage politique ukrainien. Un changement à un poste très sensible en temps de guerre qui devait voir l’une des figures historiques du gouvernement  Zelensky – Oleksiï Reznikov est en poste depuis novembre 2021 – être remplacé par un loyaliste du président Zelensky qui a connu une ascension fulgurante depuis un an.

>> À lire aussi : Igor Kolomoïski, un milliardaire encombrant pour Volodymyr Zelensky

L’incertitude quant au sort d’Oleksiï Reznikov "illustre à quel point malgré une popularité record, Volodymyr Zelensky se sent vulnérable et à la merci d’un retournement d’opinion publique", affirme Ryhor Nizhnikau, spécialiste de la politique ukrainienne à l’Institut finlandais des affaires internationales.

Oleksiï Reznikov n’est, en effet, pas mis en cause personnellement dans une affaire de corruption, mais il est devenu un "ennemi à abattre pour une partie de l’opinion", assure Ryhor Nizhhnikau . 

À 56 ans, le ministre jouissait jusqu’à récemment "d’une bonne réputation au sein du gouvernement", souligne Ryhor Nizhnikau. Lorsqu’il a pris la tête du ministère de la Défense, "c’était une institution en piètre état, qui fonctionnait mal et était secouée par plusieurs scandales de corruption. En tant que ministre, il a arrangé la situation et mis son administration en ordre de marche pour faire face à la guerre contre la Russie. En cela, il a gagné le respect de Volodymyr Zelensky", résume cet expert.

Mais une nouvelle affaire de corruption est venue ébranler le ministère le 23 janvier 2023. Il a été accusé d’avoir largement surpayé des contrats de livraison de nourriture à l’armée. Plusieurs membres de l’équipe d’Oleksiï Reznikov ont alors été soupçonnés d’avoir détourné des centaines de millions de dollars dans cette affaire.

Ce scandale ne pouvait pas tomber à un moment moins opportun pour Oleksiï Reznikov. Il intervient alors que Volodymyr Zelensky mène une opération mains propres plus large, et l’affaire touche à l’effort de guerre. "Alors que tout le monde tente de participer à hauteur de ses moyens au soutien des troupes au front, il est question d’argent détourné qui auraient dû aider les soldats qui se battent", explique Ryhor Nizhnikau. 

Le tollé a été immédiat et Oleksiï Reznikov "a été accusé d’avoir laissé faire et de ne pas avoir réagi suffisamment fortement après les révélations", note Jeff Hawn, spécialiste de la guerre en Ukraine et consultant extérieur pour le New Lines Institute, un centre américain de recherche en géopolitique.

Le diplomate vs l'homme des forces spéciales

Le ministre de la Défense qui profitait jusqu’à alors d’une plutôt flatteuse réputation de réformiste a alors été relégué au statut de vestige d’un système politique dépassé où tout était question de réseaux d’influence informels, reposant sur une corruption endémique. 

Mais Oleksiï Reznikov a gardé de puissants soutiens, notamment sur la scène internationale. "La question est de savoir s’il est opportun de remplacer un ministre avec lequel les puissances occidentales ont appris à travailler et qui avait plutôt bonne réputation, notamment à Washington, a un moment charnière de la guerre quand il faut se préparer à une probable nouvelle offensive russe", souligne Ryhor Nizhnikau.

Pas facile non plus de trouver le bon remplaçant. Kyrylo Boudanov, qui semble être le favori de Volodymyr Zelensky, présente des avantages indéniables. "C’est un militaire qui doit sa carrière politique à l’actuel président, et à ce titre, il lui est loyal", assure Ryhor Nizhnikau. 

C’est, en effet, Volodymyr Zelensky qui a fait de Kyrylo Boudanov le chef du renseignement militaire en 2020. À l’époque, ce général n’avait que 34 ans, ce qui en a fait l’un des plus jeunes chefs du renseignement de l’histoire ukrainienne. 

L’âge joue aussi en faveur de Kyrylo Boudanov. Il appartient à la même génération que le président ukrainien et peut difficilement être accusé d’être un homme de l’ancien monde politique, perverti par les pratiques d’antan. "Il n’y a d’ailleurs pas d’affaire de corruption qui aurait entaché le renseignement militaire depuis qu’il en a pris la tête", souligne Jeff Hawn.

Ses faits d’armes lui procurent également un certain prestige. Il a fait partie des forces spéciales et s’est distingué en Crimée et dans le Donbass durant la guerre de 2014. Kyrylo Boudanov a aussi échappé en 2019 à un attentat à la voiture piégée dont les auteurs présumés sont des agents russes, d'après les autorités ukrainiennes. De quoi renforcer son prestige auprès de l’opinion publique ukrainienne.

Volodymyr Zelensky doit aussi se souvenir qu’il "a été l’un des rares à l’avertir dès fin 2021 que la Russie allait déclarer la guerre à Kiev", souligne Ryhor Nizhnikau. Moscou a aussi accusé officiellement Kyrylo Boudanov d’avoir organisé le très médiatique bombardement du pont de Kertch entre la Crimée et la Russie en octobre 2022 et d’avoir mené des opérations de sabotage en territoire russe contre des installations militaires. Autant de succès à mettre à son crédit, aux yeux de Kiev, même si le principal intéressé refuse de confirmer son implication.

Objectif la Crimée ?

Mais Kyrylo Boudanov a aussi un défaut : il est militaire, ce qui, légalement, est incompatible avec la fonction de ministre de la Défense. "Les Ukrainiens voulaient s’assurer que ce ministère ne tombe pas entre les mains des militaires pour éviter les dérives de l’époque soviétique", souligne Jeff Hawn.

L’obstacle n’est cependant pas infranchissable. Volodymyr Zelensky pourrait en faire son ministre de la Défense par intérim, "ce qui lui permettrait de ne pas avoir à demander son avis au Parlement", souligne Ryhor Nizhnikau. "Kyrylo Boudanov pourrait aussi abandonner ses fonctions militaires ou alors Volodymyr Zelensky pourrait demander une dérogation au Parlement qui lui serait probablement accordée vu sa popularité", note Jeff Hawn. Autant de manigances qui pourraient s’apparenter à un passage en force que les opposants à Volodymyr Zelensky ne manqueront pas de rappeler le jour où le président ne sera plus au top des sondages. 

>> À lire aussi sur France 24 : L'attaque du pont de Crimée, point culminant des revers russes en Ukraine

Surtout, la nomination de Kyrylo Boudanov serait un "signal très clair sur les objectifs de guerre de l’Ukraine", assure Jeff Hawn. Pour ce spécialiste, la bataille pour ce poste pourrait, en effet, déterminer les ambitions de Kiev face à la Russie. "Oleksiï Reznikov représente le choix de la diplomatie : il est l’homme qui sera capable de négocier un cessez-le-feu. La nomination de Kyrylo Boudanov suggèrerait que Kiev a opté pour l’option maximaliste de la guerre de libération totale", assure Jeff Hawn.

L’actuel patron du renseignement militaire n’a, en effet, jamais fait mystère de son ambition militaire : libérer le Donbass et reprendre la Crimée dans la foulée. "Nous devons tout faire pour récupérer la Crimée avant l’été 2023", avait-il affirmé au Washington Post fin janvier 2023. Pas sûr que tous les alliés occidentaux soient prêts à suivre Kiev dans une guerre visant à pousser l’avantage ukrainien jusqu’à Sébastopol.