France
This article was added by the user . TheWorldNews is not responsible for the content of the platform.

Un chemin dans la vie

À dix-sept ans, je voulais partir aux États-Unis. Une de ces idées vagues qui me traversaient à l’époque et auxquelles je tenais d’autant plus fermement qu’elles n’avaient aucune réalité tangible. Je déclarais fermement que je voulais partir parce que cela conférait plus de substance à mes journées d’adolescente banlieusarde nourrie aux feuilletons télé. Aucun de mes amis ne rêvait d’aller là-bas, pas même à New York. Nous nous contentions de boire des milk-shakes dans le centre commercial où nous errions des après-midi entiers après avoir vu le dernier Eddie Murphy au cinéma.

Mais soudain, je prétendis vouloir toucher du doigt le rêve scintillant qui dominait ces années-là. Décréter que je voulais aller aux États-Unis était aussi une façon de m’affirmer face à mes parents, de manière moins engageante que de dire « Je veux passer le permis » et moins intimidante que de réclamer la pilule, ce que j’ai tout de même fini par faire aussi cette année-là.

Vie créole

À force de répéter que j’allais traverser l’Atlantique, ce projet est devenu la seule chose claire dans un océan d’interrogations existentielles. Juste après le bac, je me suis inscrite à un organisme qui trouvait des familles d’accueil pour des jeunes souhaitant passer quelques semaines à l’étranger. J’ai payé avec l’argent que mon grand-père m’envoya cette année-là de Guadeloupe : il avait vendu la vache prénommée « Estelle » en mon honneur quelques années plus tôt (ce qui m’avait valu pas mal de moqueries de la part de mon frère).

Je me suis donc retrouvée dans un avion en partance pour le New Jersey. Le cœur battant, plus émue que je ne l’aurais admis à l’idée de quitter mes proches, j’ai regardé par le hublot la France devenir ce tapis vert prairie parsemé de minuscules maisons et de fragiles voitures évoluant le long de routes fines comme des fils de soie.

Allison, la femme qui m’accueillit à Sewell, en grande banlieue de New York, était une pasteure divorcée vivant dans une maison simple mais confortable avec deux filles adolescentes. Le dimanche de mon arrivée, elle m’emmena dans la petite église en bois toute blanche où elle officiait et demanda à sa congrégation de m’accueillir chaleureusement le temps de ma présence parmi eux.

Elle aimait aussi expliquer à la caissière du supermarché que j’étais française, en informer les voisins, le livreur, et toute personne qu’elle rencontrait, comme s’il fallait à chaque fois justifier ma présence dans ce quartier résidentiel, fier de son calme jusqu’à l’ennui, entièrement peuplé de Blancs de la classe moyenne qui ne se déplaçaient qu’en voiture climatisée, même pour aller à la pizzeria du coin.

Allison était d’une gentillesse attentionnée. Elle ne sourcillait pas en voyant que j’ignorais tout de la prière à dire avant les repas. Elle me demandait poliment si nous possédions des machines à laver en France, et si j’aimerais l’accompagner chez sa mère, une charmante vieille dame qui jouait de l’harmonica. Les filles d’Allison m’ignoraient plus ou moins. Elles réclamaient à grands cris une piscine, comme celle du voisin, ce qu’Allison ne pouvait leur offrir, principalement à cause de son ex-mari qui ne payait pas la pension alimentaire, ex-mari contre qui je l’entendis une ou deux fois hurler au téléphone, d’une voix étonnamment rauque, tandis que je me faisais le plus discrète possible dans la chambre coquette qui m’était dévolue.

Allison m’a fait visiter l’université locale, et j’ai pensé que, un jour, j’y étudierais. C’est probablement une des raisons pour lesquelles je me suis inscrite l’année suivante à Sciences Po : avec la vague idée qu’un échange universitaire m’amènerait sur un joli campus américain aux murs couverts de lierre.

Je n’ai jamais étudié aux États-Unis. D’abord, parce que j’ignorais totalement à cette époque ce que je voulais faire de ma vie, ensuite, parce que je savais bien que le budget de telles études était en réalité hors de ma portée.

Les années suivantes, j’ai navigué dans l’existence comme sur une mer cotonneuse ; sans jamais vraiment savoir où aller, sans m’avouer que la seule chose dont j’avais réellement envie, c’était écrire. Je ne le disais à personne, mais le monde n’était fait pour moi que d’images mouvantes et de sensations colorées qu’il fallait s’échiner à retranscrire pour rendre plus claires. J’ai travaillé dans des tas d’entreprises différentes, je me suis soigneusement préparée chaque matin pour aller au travail, j’ai même eu des « postes à responsabilités », sans jamais perdre cette impression de ne pas être là où je devais être : seule avec un stylo et une feuille de papier.

Je suis en ce moment à New York, invitée par un festival littéraire. Finalement, ce sont bien les mots qui m’ont amenée ici. C’est la seule chose d’une logique implacable dont j’aie fait l’expérience dans ma vie.