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Voilà pourquoi nous ne sommes pas tous égaux face au télétravail

Hubert Guillaud publie « Coincés dans Zoom. À qui profite le télétravail ? » chez FYP éditions.

© Loic VENANCE / AFP

Bonnes feuilles

Hubert Guillaud publie « Coincés dans Zoom. À qui profite le télétravail ? » chez FYP éditions. En 2020, avec le confinement, nous avons été sommés de nous mettre au télétravail. A l’image de Zoom, la visioconférence s’est imposée comme l’instrument de la résilience des individus. La grande accélération numérique a vite montré ses limites. Extrait 1/2.

Journaliste et essayiste, Hubert Guillaud est spécialiste des systèmes techniques et numériques. Il décrypte comme nul autre nos vies dans les outils du numérique.

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D’une manière surprenante, activer la vidéo génère du stress. D’abord, celui lié aux conditions particulières du confinement et les perturbations anxiogènes liées à ce contexte. Les différents aspects de notre vie où l’on sépare le travail de nos relations amicales ou familiales (notamment en distinguant les endroits de ces rencontres et nos comportements différents selon ces publics), autrefois séparés, se sont cristallisés, nous rendant plus vulnérables aux sentiments négatifs. Nous n’avons plus eu accès aux rituels qui caractérisent nos différents engagements, comme les temps de transports qui nous conduisent d’un lieu à l’autre, d’une représentation de soi à l’autre. Même les apéros avec les amis ou la famille ont généré de la fatigue — souvent moindre, car il était plus facile d’y être soi-même. Et les conférences avec un grand nombre de participants peuvent donner l’impression d’une forte dépersonnalisation.

Pour réduire la fatigue, les spécialistes invitent à fermer sa caméra quand elle n’est pas nécessaire (mieux vaut ne pas avoir de repères faciaux que des repères défectueux, ce qui peut d’ailleurs améliorer l’écoute), à mettre son écran sur le côté plutôt que face à soi, à recourir à d’autres outils souvent plus efficaces, comme des documents partagés… et bien sûr à créer des pauses entre les réunions, pour instaurer des moments tampons.

Ces recommandations qu’on a vues répétées ad nauseam n’ont pas suffi à échapper à la lassitude des réunions distantes : elles semblaient d’ailleurs d’autant plus dissonantes qu’au fur et à mesure nous continuions à faire tout le contraire. D’abord parce que les réunions se sont démultipliées avec la pandémie. L’application Clockwise, qui fournit un assistant d’agenda, a estimé qu’avec la crise les salariés ont passé 29 % de temps en plus en réunion d’équipe et 24 % de temps en plus en réunions individuelles. Si on lit ce seul chiffre, il nous faut reconnaître la Zoom fatigue pour ce qu’elle a vraiment été : un ras-le-bol, un épuisement total, un burn-out généralisé. Le nombre d’heures passées en téléréunion prédit assez bien la fatigue. Sans surprise, cette fatigue a plus touché les femmes que les hommes. Les femmes ont des réunions plus longues (près de 50 % des réunions durent 45 à 60 minutes, 30 % des réunions allant au-delà de l’heure) et des pauses plus courtes entre les réunions que les hommes (les pauses entre deux réunions sont de moins de 15 minutes dans un tiers des cas). De nombreuses études ont montré les conséquences de la pandémie sur l’intensification des inégalités entre les sexes que ce soit par rapport à l’emploi, la productivité, la santé mentale, le partage des tâches (et notamment la garde d’enfants), mais ces inégalités se sont aussi exprimées dans la visioconférence elle-même : les femmes ont moins eu accès à un espace dédié pour télétravailler que les hommes. L’un des facteurs prédominants de cette fatigue accrue pour les femmes serait lié à « l’anxiété du miroir », la visioconférence agissant comme un miroir omniprésent poussant à faire attention à soi et à son comportement. Les femmes ont tendance à afficher plus d’expressions faciales que les hommes, comme le fait de sourire davantage, ce qui est corrélé à la conscience d’être observées. Cela explique que, même lorsque les réunions se déroulent au même rythme que celles des hommes, les femmes sont plus fatiguées qu’eux. Et cette fatigue s’exprime souvent par le recours plus fréquent à la personnalisation de ses propos, comme par le recours au « je », au « moi ». La charge émotionnelle de Zoom se reporte d’abord sur celles qui gèrent le plus souvent les questions émotionnelles. Pour Marissa Shuffler, spécialiste du bien-être au travail à l’université de Clemson en Caroline du Sud, la vidéo exerce une pression sociale, car on sait que les autres nous regardent et ce d’autant plus qu’on se voit à l’écran et que cela nous pousse à être conscient de notre propre comportement. Sans compter qu’un autre motif de fatigue provient de l’obligation frustrante d’être toujours dans le champ de la caméra, qui rend la faculté de s’étirer ou de faire les cent pas impossible.

Enfin, l’âge ou la situation émotionnelle expliquent également la fatigue. Contrairement à ce qu’on pourrait penser intuitivement, les plus jeunes connaissent des niveaux de fatigue plus élevés que les plus âgés en visio, là encore du fait de la difficulté à décoder les signaux non verbaux. Enfin, les personnes introverties ou émotionnellement instables éprouvent des niveaux de fatigue plus élevés que les autres.

Pour beaucoup, Zoom n’est pas seulement fatigant, mais douloureux. D’abord, faut-il le rappeler, parce que l’ordinateur a toujours infligé des douleurs au corps humain : troubles visuels, douleurs musculo-squelettiques, stress, etc. Zoom n’est que la continuation d’une longue histoire de douleurs que l’ordinateur a infligées aux corps humains !

Jeremy Bailenson a même créé un indice pour mesurer l’épuisement qu’il produit : le Zoom Exhaustion and Fatigue (ZEF). Cet indicateur évalue cinq différents types de fatigue associés aux appels vidéo : une fatigue générale, sociale (on a envie d’être seul), émotionnelle (on est dépassé, épuisé…), visuelle (on a mal aux yeux et à la tête) et motivationnelle (on n’a pas envie). Quant au ras-le-bol que la visio produit, il s’est manifesté très concrètement quand des entreprises, telle la banque Citigroup, ont décidé de bannir toute réunion vidéo le vendredi. Comme bien d’autres avant elle avaient banni les mails ou la cravate pour faire retomber la pression et provoquer une nécessaire abstinence.

La Zoom lassitude ne cesse de continuer à croître ! Et cela empire depuis que, revenus au bureau, ils sont tenus désormais de zoomer depuis leur lieu de travail, dans des formes hybrides et particulièrement complexes à gérer : en effet, ils doivent manager à la fois les discussions entre ceux qui sont présents physiquement en réunion et les interventions de ceux qui sont encore coincés dans Zoom, ce qui génère notamment des problèmes sonores. À croire que la si fameuse flexibilité qu’on attend des employés n’est pas plus facile en haut de l’échelle qu’en bas, que ce soit pour les cadres zoombifiés, étrillés par les difficultés techniques avec lesquelles ils doivent jongler en gardant le sourire, ou pour les ouvriers éreintés par des horaires déstructurés avec lesquels ils doivent jongler et survivre. 

Hubert Guillaud publie « Coincés dans Zoom. À qui profite le télétravail ? » chez FYP éditions

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