Tunisia
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Tunisie : Kaïs Saïed et l’UGTT, une «guerre» toujours reportée ?

Les mois à venir seront décisifs pour la Tunisie. Notre pays n’est pas à l’abri d’une réelle confrontation entre le président de la république et la direction de l’UGTT qui craint que l’Etat ne se déleste de certaines entreprises publiques, qu’il renforce la gouvernance et la transparence dans le secteur public et ce, conformément aux recommandations du FMI, ce qui ne saurait que limiter sa capacité d’action.

Par Salah El-Gharbi *

La semaine dernière et dans une déclaration accordée à une radio privée, Mohamed Ennaceur, tout en saluant l’initiative de dialogue national lancée par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), a tenu à rappeler le rôle que cette organisation avait  joué au sein du «mouvement national, à l’indépendance et au cours de la construction du pays».

Autant cet hommage, émanant d’un homme connu pour sa droiture, est sincère, autant il nous met mal à l’aise. Car de tels raccourcis participent à l’idée que le temps n’aurait pas d’effets ni sur les hommes ni sur les choses, comme si une organisation syndicale (ou un parti politique), en tant qu’organisme vivant, n’était pas en perpétuel devenir évoluant au gré des circonstances.

Entretenu par la gauche «démocratique» et amplifié par les médias post-14/01, ce type de discours momifié n’a de cesse de nous vendre les bienfaits du statut privilégié que l’UGTT s’arroge, celui d’une force politico-syndicale qui n’agirait que pour «défendre le petit peuple». Ainsi, dès qu’il s’agit de la centrale syndicale, par naïveté ou par opportunisme, tous nous présentent le «Syndicat» comme une réalité désincarnée, éthérée et immuable.

Les chevaliers blancs de la cause du peuple

Chez ces encenseurs, même les cadres de cette institution ne seraient pas des êtres ordinaires, qui, comme tout le monde, pourraient être animés par des ambitions personnelles, capables de succomber aux tentations et qui auraient des à priori idéologiques minoritaires au sein de l’opinion, mais plutôt comme de braves «chevaliers blancs» au service de la «sainte cause patriotique.»

Vous avez beau expliquer à ces fans inconditionnels du «Syndicat» que le statut de «force supranationale», que nos «démocrates» lui accordent habituellement, résulte d’un contexte historique bien particulier, celui de l’édification du nouvel État-nation et que le rôle de contre-pouvoir que la centrale syndicale a dû jouer, à un certain moment de notre histoire contemporaine, s’il avait une certaine légitimité sous un régime autoritaire comme celui du Destour, serait inopportun, voire insensé, qu’elle continue à le jouer après la «révolution» du 14 janvier 2011 (14/01), alors que ce dernier n’existe plus et qu’on s’apprête à tourner le dos au despotisme politique.

Certes, depuis quelques années, les langues se délient pour remettre en question l’image idyllique qu’on attribue à l’UGTT. Ainsi, et à titre d’exemple, beaucoup se mettent à reprocher à sa direction un train de vie qui ne sied pas avec le statut d’organisation militante au service des «travailleurs et des démunis», surtout lorsqu’on apprend que la centrale syndicale, loin de donner l’exemple, se comporte comme un mauvais patron qui aurait du mal à payer avec régularité, à la Caisse nationale de sécurité sociale (CNSS), les cotisations de ses propres employés.

Désormais, à l’image de toutes les forces politiques post-14/01, l’UGTT est réduite à manœuvrer, à louvoyer et à multiplier les postures, cherchant constamment à consolider ses assises pour continuer à compter sur l’échiquier politique.

Pire encore, aujourd’hui, et contrairement à 2014 où Ennahdha au pouvoir était affaibli par les attentats, la centrale syndicale passe par une mauvaise passe et peine à trouver des alliés solides, en témoigne le récent refus de l’Union tunisienne de l’industrie, du commerce et de l’artisanat (Utica) de rejoindre l’initiative de l’UGTT, et hésite à entrer dans un bras-de-fer avec le président de la république Kaïs Saïed qui continue, contre vents et marées, de jouir d’un socle de popularité suffisamment solide, au risque d’y laisser des plumes.

Une citadelle imprenable, disent-ils…  

Aussi la direction de la centrale syndicale, sollicitée par les micros partis d’opposition, se montre-t-elle prudente, traînant les pieds, multipliant les conditions à sa participation au «dialogue», en exprimant des réserves quant à la participation des «anti-25 juillet» (date de la proclamation de l’état d’exception par le président Saïed, en 2021, Ndlr), comme si Noureddine Taboubi, le secrétaire général de l’UGTT, n’était pas allé, en 2019, à Montplaisir (quartier de Tunis où se trouve le siège du parti islamiste Ennahdha, Ndlr) supplier Rached Ghannouchi de lâcher l’ancien chef de gouvernement Youssef Chahed, devenu une menace pour les intérêts des apparatchiks de la centrale syndicale.

Pire encore, depuis des semaines, la place Mohamed Ali (siège de l’UGTT, Ndlr) connaît une certaine fébrilité. Hormis le «dialogue» espéré avec Saïed, les dirigeants de la centrale syndicale sont très préoccupés par la menace des mesures que le gouvernement s’apprêterait à prendre, suite aux préconisations du Fonds monétaire international (FMI),  et qui devraient, éventuellement, remettre en question leur influence au sein de certaines entreprises publiques, des viviers qu’ils tiennent à conserver jalousement.

Cette fébrilité se ressent dans les discours enflammés de Noureddine Taboubi qui cherche à galvaniser ses troupes, en haussant le ton, menaçant tous ceux qui seraient tentés de déstabiliser la centrale syndicale, en leur rappelant que celle-ci resterait «une citadelle imprenable au service des intérêts des travailleurs et du pays».

Au même temps, et pour joindre les paroles aux actes, certains secteurs névralgiques comme le transport ou l’éducation connaissent une réelle tension, un signal d’avertissement destiné à dissuader les autorités et les empêcher de toucher aux fiefs, chasses gardées de l’UGTT.

Confrontation au service de l’immobilisme

Aujourd’hui, alors que la situation économique n’a jamais été aussi inquiétante et qu’elle nécessite une politique lucide et courageuse et des réformes structurelles au sein des entreprises publiques que les gouvernements successifs, depuis une quarantaine d’années n’ont jamais osé mettre en œuvre, par lâcheté ou faute d’imagination, l’UGTT, qui fait partie du problème, ayant toujours été du côté de l’immobilisme, tente de prendre les devants, tantôt, en cherchant à intimider le pouvoir, brandissant  le spectre des «lignes rouges», tantôt en faisant mine d’être prête à des concessions «au cas par cas», tout en appelant les autorités à la «table de négociation».

De son côté, l’actuel gouvernement, dos au mur, n’a plus de temps pour tergiverser. L’heure est grave. Même le président, qui semblait obsédé plutôt par son destin personnel que par le devenir de la nation, a fini par se laisser convaincre de l’urgence de la mise en place des remèdes qui puissent atténuer de la gravité de la situation.

Par conséquent, les mois à venir seront décisifs. Et on n’est pas à l’abri d’une réelle confrontation entre le pouvoir et la direction de l’UGTT qui craint que l’Etat ne se déleste de certaines entreprises publiques, qu’il renforce la gouvernance et la transparence dans le secteur public et ce, conformément aux recommandations du FMI, ce qui ne saurait que limiter sa capacité d’action.

Jusqu’à maintenant, tout le monde est dans l’expectative, les cartes étant entre les mains de Kaïs Saïed. Après avoir cadenassé la vie politique du pays, ce denier compte-t-il, au moins, procéder à un vrai un remaniement profond qui correspondrait à la gravité du moment? Quel patron à la Kasbah et jusqu’où celui-ci pourrait-il aller pour engager des réformes qui sortiraient le pays de la zone du danger?

Le président aurait-il le courage de faire le choix d’une personnalité de grande envergure, capable de convaincre aussi bien les partenaires économiques, les milieux financiers que la population, ou se contenterait-il de garder la discrète Mme Bouden?

Hélas ! Les deux derniers remaniements à la tête des ministères de l’Agriculture et de l’Education n’annoncent rien de bon. Le ton est donné. Alors que pays attend des mesures radicales qui correspondent à la gravité de la situation, en haut du sommet de l’Etat, on privilégie le rafistolage.

Sauf miracle, tous les signes montrent qu’on s’achemine vers le statu quo. Faute de nous proposer des programmes fiables qui ouvriraient des perspectives enthousiasmantes pour l’avenir du pays, on va nous bassiner avec les incantations, nous souler avec les acrobaties verbales et avec les fausses saillies pleines d’hystérie.

Sauf miracle, on va continuer comme avant à nous lamenter face à la détérioration du service public et à la dégradation des entreprises nationales, gangrenées par le népotisme, la corruption et la mauvaise gestion.

Sauf miracle, la nouvelle décennie s’annonce morne, vaine et laide.

* Universitaire et écrivain.