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Dany Laferri?re: L’amiti?

Une romanci?re blanche m’a dit qu’? part la couleur

la vie de Maya Angelou est exactement

la m?me qu’elle a v?cue.

La diff?rence c’est que sa couleur

est ? l’origine de tout chez elle:

sa douleur et sa d?termination.

Tout ce qui me manque, g?mit-elle. (page 166)

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L’amiti?, cette tendresse de l’esprit et du coeur, surtout celle qui unissait Maya Angelou et Toni Morrison. Le coeur et l’esprit forment un alliage plus rare qu’on ne le pense, mais d’autant plus pr?cieux. Il y avait aussi, entre ces deux femmes, cette mise en commun des forces pour faire face ? la temp?te de la vie, mais surtout ? des adversit?s plus concr?tes et plus sournoises. Elles ont eu deux vies parall?les avant de conna?tre la gloire la m?me ann?e. En 1993, Bill Clinton arrive au pouvoir et demande ? Maya Angelou de composer un po?me pour son investiture. Elle a lu “On the pulse of morning”. Maya ?tait d?j? une c?l?brit? pour la moiti? du pays; l’autre moiti? l’a d?couverte ce jour-l?. Cette Am?rique coup?e en deux comme une poire s’?tait r?concili?e le temps d’un po?me. La m?me ann?e, Toni Morrison obtient le Nobel. Une ann?e faste pour l’Am?rique noire, disons pour l’Am?rique tout court, car ? cette hauteur, la notion de race perd tout son sens. C’est l’Am?rique enti?re qui jubile, non pour un boxeur, un sprinter ou un chanteur, mais pour deux femmes de lettres. Du jamais vu. Pourtant elles viennent de loin, du fond des cales d’un n?grier, pourrait-on dire. Maya Angelou surtout. Elle s’est battue litt?ralement pour exister. Elle s’est battue pour sa dignit? dans le sud contre le Ku Klux Klan alors qu’elle ?tait adolescente, elle s’est battue contre ses parents pour ?lever son enfant alors qu’elle ?tait ?tudiante, elle s’est battue contre les hommes parce qu’elle avait du sex-appeal et de l’esprit, un cocktail dangereux. Elle a fait tous les petits boulots avant de rencontrer en Afrique Malcolm X. Puis ? la mort de celui-ci, Martin Luther King avec qui elle a continu? le combat pour les droits civiques. Toni Morrison a eu une vie plus studieuse. Elle a fait sa th?se sur le suicide dans l’oeuvre de Virginia Woolf, c’est une intellectuelle de choc. Elle est n?e ? Lorain, dans l’?tat de l’Ohio. Ses parents ont eu quatre enfants, ce qui n’est pas une grosse contribution. Ils ne sont pas riches non plus, le p?re soudeur, la m?re femme de m?nage, mais personne ne meurt de faim, comme on disait ? l’?poque. Elle lisait Tolsto? quand elle a rencontr? le philosophe de Harlem, Alan Locke, qui l’a prise sous son aile. C’?tait un dandy qui croyait que la lib?ration des Noirs am?ricains passait par la culture. Il a gliss? cette foi ? la jeune Toni Morrison. Harlem ?tait en pleine effervescence, renaissant, gr?ce ? l’?nergie ?lectrique du po?te Langston Hughes. Elle aussi a d? ?lever seule ses deux enfants tout en ?crivant. Elle a publi? quelques romans int?ressants dont le r?cit de cette petite fille noire aux yeux bleus (L’oeil le plus bleu) jusqu’? Beloved pour qui elle a eu le prix pulitzer. C’est la c?l?brit? et sa tra?n?e de haine. Tous ces gens qui se font, ? chaque carrefour de l’Histoire, un devoir de casser tous les mod?les qui pouvaient montrer le chemin aux jeunes. ? leurs yeux, il fallait couper l’arbre ? la racine en les salissant. Ces supr?macistes, aux ?tats-Unis, n’h?sitaient pas ? tronquer les interviews que donnaient ces femmes un peu partout dans le monde, car elles ?taient toujours sollicit?es. Ils esp?raient leur faire courber la t?te, les pousser ? se cacher, comme dit Maya Angelou, “dans les fientes des poules”. Maya a v?cu sa vie durant une violence verbale (et parfois physique) de plus en plus d?cha?n?e au fil du temps, la violence de tous ceux qui veulent ?craser le moindre talent qui tente de faire surface, mais elle y a r?pondu avec son humour particulier et cette impertinence qui la caract?risent : “Chaque fois qu’ils m’attaquent j’?cris un livre, ainsi j’ai ?crit sept livres.” Quelle belle technique, ch?re Maya, de les attirer l? o? ils ne peuvent pas te suivre. Car ?crire un livre exige une patience, un art, un caract?re et une g?n?rosit? qui leur feront toujours d?faut. Ils peuvent s’agiter ils ne pourront jamais atteindre tes chevilles, et c’est ce qui les rend si amers et enrag?s. Le point de vue de Toni est encore plus tranchant, n’?tant pas du genre ? se laisser faire. On dit m?me qu’elle a mauvais caract?re. En fait, elle garde toute son ?nergie pour l’?criture et la recherche, car ses livres, de plus en plus historiques, exigent une solide documentation. Tout ce qui reste ? ses d?tracteurs c’est la calomnie, alors qu’elle ignore m?me leur nom, les faisant ainsi passer pour ces lianes qui, pour subsister, s’enroulent autour de troncs d’arbres plus forts. Des parasites, en somme. Elles sont tranchantes avec les autres, mais rondes et affectueuses l’une envers l’autre. Les agressions viennent de droite comme de gauche, de noirs comme de blancs, mais majoritairement d’hommes. Elles font face au racisme et au sexisme, sans oublier la notion de classe, car elles viennent toutes les deux de milieux modestes. Certains leur reprochent de trahir leurs origines, d’autres de n’avoir pas assez de classe. Une femme qui r?ussit, c’est insupportable. C’est dommage, elles n’ont pas assez parl? de cet aspect, croyant qu’il s’agissait de leur intimit?. Justement ? ce stade de r?ussite tout devient public. Leur vie est constamment expos?e. Elles se sont finalement associ?es pour faire face ? ces attaques et une ?mouvante amiti? a ?clos. Elles ne se quittaient plus depuis, se tenant partout par la main comme deux petites ?coli?res au retour des grandes vacances. Elles venaient pourtant de franchir la barre des 80 ans toutes les deux. On a vu ? la t?l? Maya faire la cuisine pour son amie Toni. Leur amiti? ?tait devenue un rempart contre toute cette boue que leur talent et leur courage avaient d?clench?. Vers la toute fin Maya Angelou a re?u “la m?daille du pr?sident”, l’une des plus prestigieuses distinctions am?ricaines. Et c’?tait Barack Obama qui la lui remettait. Elle n’aurait pas pu r?ver mieux. Maya Angelou a pleur? de joie, ce jour-l?, elle qui a tant pleur? de douleur. Toni n’?tait pas loin. C’?tait une amiti? de plus de 40 ans. And still I rise, comme disait Maya: “Tu peux m’abattre avec tes mots, me d?couper avec tes yeux, me tuer de toute ta haine, mais toujours comme l’air je m’?l?ve.” Et personne ne peut les emp?cher de filer, ? tire d’aile, vers l’horizon.

Dany Laferri?re

13 janvier 2023