Burundi
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L’indépendance du pouvoir judiciaire, un rêve lointain

Le président de la République a nommé, ce mardi 25 juillet 2023, un nouveau procureur général de la République, Léonard Manirakiza, en remplacent du controversé Sylvestre Nyandwi. Dans la foulée, 8 juges à la Cour Suprême ont été proposés au Sénat pour approbation. Pour nombre de juristes, l’indépendance et la dépolitisation de la nomination des juges font toujours défaut.

Par Fabrice Manirakiza

Depuis son investiture, le président de la République, Evariste Ndayishimiye, se plaint toujours du comportement de la justice. Il avait promis de faire le ménage au sein de ce secteur. Lors du lancement, ce 18 juillet dernier au Stade de la province Karusi, de la campagne nationale de mise en exécution des jugements et arrêts coulés en force de chose jugée dans tout le pays, Evariste Ndayishimiye n’y est pas allé par le dos de la cuillère. Il a juré d’assainir le secteur de la justice afin de garantir un Etat de droit.

Et cela après le tollé soulevé, sur les réseaux sociaux, par l’affaire de l’élève Christelle Ndayishimiye. « Dites-moi, quel est ce magistrat qui peut dire qu’un élève qui a volé des examens a révélé un secret professionnel.  Un enseignant abuse sexuellement une élève et on accuse cette dernière d’avoir commis un crime.  Cela n’existe pas ! », avait-il martelé.

Cette élève en 3ème année de Langues au Lycée communal Mugendo en commune Ntega de la province Kirundo qui avait été arrêtée puis mise en détention préventive, le 12 juillet, par le Tribunal de Grande Instance de Kirundo pour « révélation d’un secret professionnel. » Après la réunion avec les magistrats de la province Kirundo, le 20 juillet, la ministre de la Justice avait indiqué qu’il y a eu « distraction » dans la prise de cette décision et les magistrats qui ont siégé dans le dossier ont été suspendus de deux mois. En mars dernier, l’élève se disait menacée parce qu’elle avait refusé d’avoir des relations sexuelles avec son directeur.

Du sang frais et sans odeur de corruption ?

Le président Ndayishimiye les a invités à démissionner : « Vaut mieux abandonner cette profession et aller faire autre chose. Il n’y a pas de magistrats mercenaires. Un magistrat est là pour rendre justice. » Et d’ajouter : « On ne peut pas vivre dans un pays où il n’y a pas de justice. On ferait mieux de manquer de magistrats au lieu d’avoir des magistrats qui sèment la zizanie entre les gens. »

Ce mardi 27 juillet, le chef de l’Etat a nommé un nouveau procureur général de la République, Léonard Manirakiza. Il avait été approuvé, ce jour même, par le Sénat avec 38 voix sur 39. Depuis plusieurs années, l’ancien procureur général de la République était décrié par plusieurs organisations de la société civile tant nationales qu’internationales.

Depuis longtemps, le chef de l’Etat a toujours clamé qu’il va nommer des juges intègres et non corrompus. Est-ce le vent nouveau qui souffle ? Voici les nouveaux visages au plus haut niveau de la justice burundaise.

Léonard Manirakiza est natif Muramvya. Il est de l’ethnie hutu. Diplômé de l’Université de Ngozi, il a 15 ans d’ancienneté. A sa nomination de procureur général de la République, il était président de la Chambre judiciaire de la Cour Suprême. Successivement, il a été juge à la Cour administrative de Gitega, procureur de la République à Muramvya, juge à la Cour Suprême.

En le présentant aux sénateurs, la ministre de la Justice l’a qualifié d’intègre et de compétent. « Il est très calme. Il ne parle pas beaucoup, mais très à l’écoute du pouvoir », confie son ancien collègue à Muramvya. « Léonard est plus proche du Cndd-Fdd que du système judiciaire », renchérit un autre collègue.

Plusieurs internautes n’ont pas manqué, entre autres dossiers, de rappeler qu’il était procureur de la République à Muramvya lorsque 11 élèves dont des mineurs ont été arrêtés et emprisonnés, accusés d’avoir fait des « gribouillis » sur la photo de l’ancien président feu Pierre Nkurunziza qui se trouvait dans leurs manuels scolaires. Il était aussi procureur lors de la disparition du journaliste Jean Bigirimana du Journal Iwacu. « Accordons-lui le bénéfice du doute. Avec la nouvelle vision du président de la République, peut-être qu’il va changer », confie un magistrat de la mairie de Bujumbura.

Dans la foulée de cette nomination, 8 juges à la Cour Suprême. Selon la ministre de la Justice, ils sont tous compétents et intègres et « ne sont pas corrompus comme on aime porter des accusations sur les magistrats. » Interrogée, la porte-parole de la Cour-Suprême, Agnès Bangiricenge, fait que les 8 juges viennent s’ajouter aux 15 existants qui étaient en place vu que la loi régissant la Cour Suprême stipule que cette dernière comprend 15 juges et qu’en cas de besoin, le nombre de juges à la Cour Suprême ou de magistrats du Parquet général de la République peut être revu à la hausse ou à la baisse.

Modeste Baragengana : Elle était cadre au Service national de Législation (SNL). Tutsi, il est originaire de la province Bujumbura et il a 21 ans d’ancienneté. Elle a été juge au Tribunal de Grande Instance (TGI) de Kayanza avant d’être nommé juge à la Cour d’appel en mairie de Bujumbura. « Elle suit à la lettre les ordres reçus », témoigne un ancien collègue à lui.

Clotilde Bizimana : Hutu, 30 ans de service, elle est originaire de la province Gitega. Jusqu’à sa nomination, elle travaillait au cabinet du ministère de la Justice. Sa licence passée, Clotilde Bizimana devient magistrate au parquet de la République près le Tribunal de Grande Instance en mairie de Bujumbura puis juge dans cette juridiction (1993-1996). En 1996, elle occupe sa première haute fonction. Pendant une année, elle est à la primature comme conseillère principale chargée du bureau juridique. De là, elle rejoint la présidence de la République comme conseillère principale affectée au bureau de coordination des services de sécurité (1997-2002). Elle était en même temps, membre non permanent de la Cour constitutionnelle de 1998 à 2002. Année 2002, la voilà au Sénat de Transition comme secrétaire générale dans le bureau. En 2005, elle restera à la Chambre haute du Parlement comme sénatrice et présidente de la commission permanente chargée des questions institutionnelles, judiciaires, des droits et libertés fondamentales (2008-2010).
« Ce que j’apprécie en Mme Bizimana est que quand elle est engagée pour une cause, elle y va à fond », témoignait, il y a quelques années, l’ancien président Ntibantunganya. Il lui reprochait, cependant, son instabilité politique : ancienne frodebiste puis directrice de campagne d’Agathon Rwasa aux élections de 2010. En 2014, elle était au comité exécutif du FNL de Jacques Bigirimana. Elle a été aussi conseillère à l’institution de l’Ombudsman en 2011. En 2014, elle a été nommée commissaire à la Commission vérité et réconciliation (CVR).

Clarisse Kaneza : Aujourd’hui, elle est conseillère à la Cour d’appel de Ntahangwa en mairie de Bujumbura. Douze ans de service, elle est de l’ethnie hutu et originaire de la province Bubanza. Elle a respectivement été juge au TGI Cibitoke, juge-présidente au TGI Bubanza ainsi que directrice de la prison de Bubanza.

Laurent Havyarimana :  Hutu de la province Bururi et 15 ans d’ancienneté. Il est pour le moment inspecteur de la justice au ministère de la Justice. Dans sa carrière, il a été juge au TGI Bujumbura, substitut du procureur général près la Cour d’appel de Bujumbura, magistrat près la Cour Suprême et conseiller à la Cour Suprême.

Josiane Habonimana : Elle est juge de la Cour Spéciale des Terres et autres Biens depuis avril 2018. Hutu et originaire de la province Rumonge, elle est lauréate de l’Université de Cocody (2000 à 2004) en Côte d’Ivoire. Elle débute sa carrière professionnelle en mars 2006 au TGI de Bujumbura. De septembre 2008 à juillet 2010, elle travaille comme conseillère au secrétariat général de la Cour suprême. Par après, elle est nommée juge puis présidente de la Cour administrative de Bujumbura.

Thomas Ntukamazina : Depuis 2016, il est juge-président du TGI Mwaro. Hutu, il est de la province Gitega avec 11 ans de service. Il a été également substitut du procureur de la République en province Bubanza puis substitut du Procureur de la République en Mairie de Bujumbura. En 2015, il était membre de la commission chargée de faire de la lumière sur le « mouvement insurrectionnel d’avril 2015. » Cette même année, il a été nommé président de la commission composée chargée d’enquêter sur tous les actes répréhensibles par la loi pénale burundaise qui se sont commis en date du 13 octobre 2015 en zone Ngagara de la commune Ntahangwa en Mairie de Bujumbura. D’après les informations recueillies à Mwaro, il a tendance à vouloir contrôler les juges afin d’influencer leurs décisions.

Alexis Nkundwanimana :  19 ans de service, il est de l’ethnie hutu et originaire de la province Kirundo.  Avant d’être avocat de l’Etat, il a été juge aux TGI de Makamba et Ngozi, vice-président de la délégation de la CNTB à Makamba, juge à la Cour d’Appel de Ngozi et conseiller juridique au sein de l’institution de l’Ombudsman.

Déo Nshimirimana : Tutsi de la province Muyinga avec 15 ans de service. Pasteur dans l’Eglise Pentecôte, nombre d’habitants du chef-lieu de la province Muyinga le décrit comme un homme avec un sens profond d’écoute. « Je ne l’ai jamais vu avec des couleurs des partis politiques ou prendre position sur une question ethnique même pendant la crise. Au Lycée Rugari, lorsque les élèves se regroupaient par ethnie, il restait plutôt seul », raconte un habitant de Muyinga. « Jamais au bistrot. Ses navettes sont à chercher du côté du tribunal, sa maison et à son Eglise de Kwibuye », renchérit un autre habitant.  « Dans des réunions, il n’hésite pas à prendre position pour défendre les positions des instances judiciaires, même quand les administratifs semblent ne pas émettre sur les mêmes ondes », confie un collègue au TGI Muyinga. Et de souligner : « Une fois, il a cédé aux pressions lorsqu’il y a eu une tentative d’attaque du camp militaire de Mukoni en 2017 lorsque des détenus se sont présentés étant mal en point. Certains ne pouvaient pas s’asseoir à cause des coups reçus. Le juge ne pouvait rien faire, car c’était un dossier brûlant. D’habitude, il est réglo. » Déo Nshimirimana est juge-président du TGI Muyinga depuis 2012.

D’après des informations recueillies au sein du ministère de la Justice, il y a trop de frustrations. « Le recrutement n’a suivi ni la compétence ni l’intégrité. La plupart d’entre eux ont été pistonnés par des gens haut placés. La ministre de la Justice vient de créer un climat malsain au sein de ce ministère », raconte un cadre de ce ministère. Selon lui, il y a des juges intègres et compétents avec une longue expérience qui étaient à la Cour suprême mais qui ont été envoyés vers le cabinet ministériel. « On leur avait dit qu’ils veulent diminuer le nombre de juges pour ne pas affecter le budget de l’Etat. Ils pensaient qu’ils allaient y retourner mais ça n’a pas été le cas.  On a recruté des nouveaux qu’ils peuvent manipuler aisément. Cela n’augure rien de bon ».

L’Exécutif toujours gagnant 

Pour nombre de juristes, la nomination de tel ou tel juge ou magistrat ne va nullement changer quoi que ce soit tant que le pouvoir exécutif se taille la part du lion dans le fonctionnement du pouvoir judiciaire.

Gustave Niyonzima : « Le pouvoir judiciaire demeure là aussi inféodé au législatif qui limite sa large de manœuvre de pouvoir travailler en toute indépendance »

Pour H.M, un magistrat de la mairie de Bujumbura, la légitimité du système de justice repose sur la confiance des citoyens. « Laquelle confiance repose en grande partie sur la séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir judiciaire face au gouvernement. » Pour lui, ce n’est pas le cas au Burundi. « Le judiciaire est toujours contrôlé par l’exécutif. »

Maître Gustave Niyonzima abonde dans le même sens. « Le Conseil Supérieur de la magistrature est toujours chapeauté par le président de la République alors que ce dernier est en vertu de l’article 93 de la Constitution, patron du pouvoir exécutif. Et le ministre de la Justice issu du pouvoir exécutif assume le poste de Secrétariat général au sein dudit Conseil. Avec ces deux géants du pouvoir exécutif à la tête, on n’en déduit pas que le pouvoir judiciaire demeure indépendant du pouvoir exécutif. »

De plus, souligne-t-il, les juges et magistrats sont toujours nommés et cotés par le ministre de la Justice et il en est de même de leur avancement aux divers grades du pouvoir judiciaire. « Le vote du budget du pouvoir judiciaire est toujours sous le contrôle du pouvoir législatif via le parlement. Le pouvoir judiciaire demeure là aussi inféodé au législatif qui limite sa marge de manœuvre de pouvoir travailler en toute indépendance avec des moyens suffisants permettant que les juges et magistrats soient indépendants. » D’après lui, le budget du pouvoir devait être analysé par le président de la Cour Suprême et le procureur général de la République avec leurs équipes respectives choisies de commun accord.

D’après P.B, un autre magistrat, le pouvoir exécutif fait tout pour que les nominations des juges et magistrats aillent dans leur sens et faveur. « Normalement, il devrait y avoir un recrutement par voie de concours afin que la méritocratie prenne la primeur. L’article 214 al 1er de la Constitution stipule que le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif, donc, les juges et les magistrats devraient être nommés et côtés par leurs pairs. Donc, les nominations des nouveaux conseillers (juges) à la Cour Suprême du Burundi ne vont rien changer. »

Des précédents

Ces magistrats rappellent des cas d’ingérence du pouvoir exécutif dans les affaires de la justice. « Vous vous souvenez des injonctions du gouverneur de la province Bujumbura qui sommait le président du Tribunal de Grande Instance et au Procureur de se présenter au cabinet du gouverneur une fois le mois pour une délibération conjointe avec le cabinet du gouverneur. C’est un cas flagrant », se souvient Anatole, un magistrat du TGI Mukaza.  Cette lettre du gouverneur date du 26 juillet 2021.

D’après lui, l’exécution peut engendrer des situations irréversibles et appelle au sens de responsabilité des juges afin d’éviter que les exécutions ne soient la cause du désordre social, et partant d’insécurité.

Claude, un autre magistrat de la mairie de Bujumbura, rappelle aussi la sortie du président de l’Assemblée nationale, Gélase Daniel Ndabirabe, le 8 juillet 2021 en commune Kayogoro de la province Makamba, lors d’une réunion avec les administratifs et les élus locaux. « Les magistrats disent qu’ils veulent que leurs dirigeants soient élus par leurs pairs comme si dans la magistrature il y a la démocratie (un homme et une voix) de telle manière que les magistrats vont se choisir entre eux un président qui sera à la tête de la Justice », a réagi Daniel-Gélase Ndabirabe. Pour M. Ndabirabe, cela voudrait dire que les magistrats ne seront plus redevables devant le président de la République. « Tant que c’est l’exécutif qui nomme les juges, il n’aura jamais d’indépendance de la justice malgré les nombreux discours du président de la République. »

Analyse

Aimé-Parfait Niyonkuru : « Inspirons-nous de ‘’Ngoma ya Sacega’’ ! »

Pour ce juriste, docteur en droit judiciaire, le principal obstacle à l’indépendance du pouvoir judiciaire réside dans l’absence des garanties légales et institutionnelles de cette indépendance.

Pour certains juristes, la nomination des magistrats par le pouvoir exécutif reflète sa mainmise sur le pouvoir judiciaire. Quel est votre commentaire ?

D’emblée, je précise que je ne fais pas partie de ces juristes, qui infèrent de la seule participation du pouvoir exécutif dans la nomination des magistrats ou dans leur promotion à des postes de responsabilité dans la magistrature, comme une mainmise de l’Exécutif sur le Judiciaire.

Pourquoi ?

En soi, la nomination des juges par ou sur l’avis de l’Exécutif ne suffit pas pour conclure que ces juges dépendent de l’Exécutif.  La Cour européenne des droits de l’Homme a rappelé « que la seule nomination de magistrats par un membre de l’exécutif, mais aussi par le Parlement ne crée pas pour autant une dépendance à leur égard si une fois nommés, ces magistrats ne reçoivent ni pressions ni instructions dans l’exercice de leurs fonctions juridictionnelles », mais qu’ils sont libres de toute pression ou influence lorsqu’ils exercent leur rôle juridictionnel. Ce qui est donc important, c’est l’intégrité, la force de caractère du juge nommé, qui doit, en permettant d’emprunter les termes attribués à Daniel Soulez- Larivière : « avoir le pouvoir et la force de mordre la main qui l’a bénie ».

Dans le cas du Burundi ?

Au regard du niveau de la pratique de l’Etat de droit, je doute de l’existence d’un nombre important de juges assez audacieux pour résister aux pressions ou instructions des membres de l’Exécutif. En particulier ceux qui disposent des ressorts pour exercer des représailles en matière de gestion de carrière. Il faut considérer le juge, non comme un héros, mais juste comme une personne ordinaire qui rêve, légitimement, d’une évolution dans la carrière ; un homme qui a peur des représailles professionnelles contre lesquelles il est désarmé, en fait.

Et le Procureur général de la République ?

Je souligne, au passage, qu’il n’est pas un juge et que l’exigence d’indépendance à l’égard de l’Exécutif n’est pas requise au même niveau que pour le juge. En réalité, le ministère public, dont le Procureur général de la République est le représentant au sommet, relève davantage de l’Exécutif que du pouvoir judiciaire. En sollicitant l’approbation du Sénat, le président de la République a procédé conformément à la Constitution (article 192 (9)).

Certains trouvent que les juges et les magistrats devraient être nommés et cotés par leurs pairs. Est-ce votre avis ?

Permettez-moi de lever, d’entrée de jeu, une confusion entretenue dans l’opinion chez les non-juristes. Au Burundi, le vocable « magistrat » est un terme générique qui désigne, à la fois, le magistrat du parquet (ou debout) et le magistrat du siège ou juge. Alors que tout juge est magistrat, tout magistrat n’est pas juge. En l’occurrence, les magistrats du parquet, y compris leur « patron », le Procureur général de la République, ne sont pas des juges. Ce qui n’enlève rien à leur statut dans la société, qui leur voue une crainte respectueuse.

Cette mise au point faite, je reviens à votre question sur le mode de nomination et la notation des juges. C’est vrai que dans certains pays, comme dans le Rwanda voisin, le recrutement des juges est une compétence de l’administration des tribunaux. Mais, dans de nombreux autres, y compris dans les vieilles démocraties où la culture de l’Etat de droit est enracinée, les juges sont désignés par le pouvoir exécutif. Ce n’est pas tant l’auteur de la nomination du juge qui est déterminant, par rapport à la question de l’indépendance du pouvoir judiciaire. Mais bien la gestion de la carrière qui suit cette nomination.

Comment ?

Le pouvoir judiciaire n’est pas indépendant dès lors que les juges sont révoqués par l’exécutif, qu’ils sont amovibles et qu’il existe entre eux et les autorités qui les ont nommés ou ont donné un avis en faveur de leur nomination, un lien de subordination hiérarchique. Ce qui est bien le cas au Burundi, où la carrière du juge est gérée, de bout en bout, depuis le recrutement jusqu’à la fin de la carrière, en passant par la nomination à titre définitif, la notation, l’avancement, la promotion à des postes de responsabilité, l’action disciplinaire par l’Exécutif (le ministre de la Justice et le président de la République, selon le cas). Dans ces conditions, le juge est à la merci de ces autorités. Il ne peut, sans compromettre sa carrière, leur rien refuser.

Quel est l’avantage s’ils sont désignés par leurs pairs ?

J’espère que vous évoquez l’hypothèse de recrutement des juges par l’administration des tribunaux. Cela participerait à la garantie de leur indépendance à l’égard de l’Exécutif. Au-delà de l’auteur de la nomination, ce qui est le plus important, c’est la transparence et le caractère objectif des critères de recrutement, un processus qui doit garantir le recrutement des meilleurs candidats. Le recrutement sur la base du pistonnage, du népotisme, du militantisme ou du clientélisme partisan, est très nuisible pour la Justice. Le juge ainsi recruté contracte envers son (ses) bienfaiteur (s) une éternelle dette de reconnaissance. Il devient, pour son (ses) bienfaiteur(s) et son (leur) réseau(x), un serviteur, un otage, une sorte de cheval de Troie au sein de la magistrature. Il intériorise le pouvoir des hommes, qu’il élève au-dessus des lois de la République et des valeurs.

A l’inverse, un juge recruté sur mérite a confiance en soi. Il ne doit rien à personne et est en bonne position, si les autres garanties (inamovibilité, gestion de la carrière par l’administration des tribunaux, un salaire le met à l’abri de la précarité) pour repousser les sollicitations vicieuses, d’où qu’elles émanent.

D’après vous, quels sont les obstacles à l’indépendance de la magistrature au Burundi ?

Je me permets une autre précision. Dans son écrasante majorité, l’opinion burundaise confond la magistrature et le pouvoir judiciaire et prend pour équivalentes les expressions « indépendance de la magistrature » et « indépendance du pouvoir judiciaire ». Lorsque la Constitution qui proclame que « le pouvoir judiciaire est (…) indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif » et que « dans l’exercice de ses fonctions, le juge n’est soumis qu’à la Constitution et à la loi », les magistrats du parquet ne sont pas visés.

Je pars donc de la supposition que vous voulez avoir mon avis sur les obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire ou des tribunaux au Burundi. Pour moi, le principal obstacle à l’indépendance du pouvoir judiciaire réside dans l’absence des garanties légales et institutionnelles de cette indépendance.

Expliquez-nous

Au lieu de tendre à garantir aux juges davantage d’indépendance, l’évolution normative récente tend à le soumettre davantage à l’Exécutif. L’entrée en vigueur de la loi organique n°1/02 du 23 janvier 2021 régissant l’organisation et le fonctionnement du Conseil Supérieur de la Magistrature (CSM) constitue la dernière marche (en date) de cette dynamique.

Je ne comprends pas

A travers le Conseil Supérieur de la Magistrature, cette loi consacre une suprématie et un contrôle du pouvoir politique sur le pouvoir judiciaire. Il ne reste à la Cour Suprême que le nom, puisque la qualité de ses décisions peut faire l’objet d’un contrôle du CSM.  L’analyse de cette loi montre une dynamique vers un pouvoir judiciaire du Conseil Supérieur de la Magistrature. Une dynamique, manifestement en porte-à-faux avec la séparation des pouvoirs et l’indépendance du pouvoir Judicaire, clés de voûte ou caractéristiques d’un Etat de droit.

Les autres obstacles à l’indépendance du pouvoir judiciaire résident dans un statut qui place les juges dans une situation d’obligés vis-à-vis de l’Exécutif, de qui ils doivent le recrutement et espèrent une bonne évolution dans la carrière.

Quid du Conseil Supérieur de la Magistrature ?

Un arbitre déguisé en joueur. D’après la Constitution (article 215) « Le Conseil Supérieur de la Magistrature veille à la bonne administration de la Justice. Il est le garant de l’indépendance des magistrats du siège dans l’exercice de leurs fonctions ».  Mais au regard de sa composition, le Conseil Supérieur de la Magistrature peut, au contraire, être un instrument de la machine exécutive dans l’assujettissement du juge. La présence, parmi les membres du CSM de deux personnalités éminentes de l’Exécutif, en l’occurrence, le président de la République et le ministre de la Justice n’est pas rassurante lorsqu’il est question de garantir le pouvoir judiciaire contre les immixtions du pouvoir exécutif. Avec Lyon-Caen, l’on comprend aisément la difficulté : « Comment celui qui dirige l’exécutif pourrait protéger le judiciaire des empiètements que le premier a tendance, par la nature des choses, à exercer sur le second ? ».

Ailleurs, ça se passe comment ?

Au Kenya, au Rwanda et en Tanzanie, le Conseil Supérieur de la Magistrature ou Conseil Supérieur de la Justice est présidé par le Chief Justice, l’équivalent du Président de la Cour suprême. En Ouganda, le président et le vice-président du Conseil Supérieur de la Justice sont des personnes qui ont les qualifications requises pour être nommées juges à la Cour suprême, autres que le Président de la Cour suprême, le Vice- Président de la Cour suprême et le Juge principal. En République Démocratique du Congo, le Conseil Supérieur de la Magistrature est composé uniquement de magistrats, y compris des magistrats du parquet et est de droit présidé par le Président de la Cour constitutionnelle.

Que faut-il pour qu’il y ait une véritable indépendance de la Justice ?

Puiser dans notre culture et s’inspirer (pas recopier) des leçons d’ailleurs. Ngoma ya Sacega ou l’exemple d’un juge d’une intégrité héroïque. Si la Justice va mal, c’est que les juges ne sont pas compétents, ne sont pas intègres, bref ne sont pas à la hauteur de leurs responsabilités. Ceux qui les ont recrutés, qui les ont promus, ont une dette envers les justiciables, envers les Burundais. Tout ce que je souhaite, c’est que la faute (pas l’erreur), ne se reproduise plus. Sinon, les mêmes causes produiront les mêmes effets.

Ici, je m’adresse, très respectueusement, au président de la République et au ministre de la Justice. La Justice de demain sera le reflet des nominations et des promotions d’aujourd’hui. Des juristes compétents et intègres, qui savent lire et interpréter correctement le droit existent dans notre pays. Où sont les brillants étudiants en droit, qui n’ont jamais fait de deuxième session ? Qui ont emporté des prix de plaidoirie ? Qui n’ont jamais triché durant tout leur parcours scolaire ? Dont tout le monde (qui les connaît) dit du bien ? Sont-ils visibles dans la profession comme ils étaient remarquables dans les auditoires et faisaient la fierté des professeurs et des jaloux parmi les camarades de classe ? Sont-ils des chefs de juridictions ? Des responsables de parquets ? Leur assiduité qui forçait l’admiration des condisciples a-t-elle payé ? Et si, ceci, expliquait cela ? Umuhoro turondera tuwufise mu minwe.

Vient ensuite le cadre légal. Il doit être conçu de telle manière qu’il comporte des garanties suffisantes pour qu’un juge (compétent et intègre) soit protégé contre les immixtions des autorités des pouvoirs exécutif et législatif. Les puissants d’aujourd’hui (mieux dit, ceux qui président aux destinées du Burundi) doivent particulièrement faire attention. C’est la Justice qu’ils construisent aujourd’hui qu’ils laisseront quand ils passeront le témoin. Si c’est une Justice sous cloche, qui obéit à leurs ordres, des juges qui font primer la loi de l’autorité sur l’autorité de la loi, ils (ceux qui président aujourd’hui aux destinées du Burundi) devraient bien s’en inquiéter, au lieu de s’en réjouir.

Enfin, l’indépendance du juge ne s’accommode pas de la précarité financière. Compte tenu des enjeux, il est indispensable d’accorder au juge un salaire décent. Saint Thomas d’Aquin aurait dit qu’«il faut un minimum de bien-être (confort) pour pratiquer la vertu ». J’y souscris.

Propos recueillis par Fabrice Manirakiza

*Aimé-Parfait Niyonkuru est chercheur invité à l’Université Paris Nanterre et chercheur associé à Arnold Bergstraesser-Institut de l’Université de Freiburg. Docteur en droit judiciaire (KU Leuven, 2016), il est également titulaire d’un Diplôme d’Etudes Approfondies (Université Libre de Bruxelles, 2007) et d’un Diplôme d’Etudes Supérieures Spécialisées en droits de l’Homme et résolution pacifique des conflits. Il est auteur de plusieurs publications dont trois livres : Le droit d’accès au Juge au Burundi : Approche juridico-institutionnelle (Nomos, 2020), Access to Justice Beyond the State Courts : A solution to the Crisis of Justice in Burundi (Lit,2021) et Droit judiciaire burundais : Institutions judiciaires, gens et autres acteurs de (la) Justice (Lit,2022).