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[Critique ciné] «Men» : les hommes, tous les mêmes

Alex Garland, un homme, réalise un film sur et contre les hommes, avec une femme comme protagoniste. (photo DR)

Avec Men, Alex Garland utilise les vieilles ficelles du cinéma d’horreur pour un film sur et contre les hommes puisant dans une imagerie riche en symboles et allégories.

Reviennent en mémoire les cauchemars sortis de l’imagination d’Ingmar Bergman qui, bien avant d’étudier les relations hommes-femmes avec l’œil du psychologue, s’était servi de ces mêmes relations pour confectionner quelques-uns des plus grands films d’horreur jamais faits. The Virgin Spring (1960), Through a Glass Darkly (1961), Hour of the Wolf (1968) ou encore The Rite (1969) dressent des portraits d’hommes et de femmes à travers des thématiques terrifiantes, mis en images sur un mode hallucinatoire : le viol, la maladie mentale, l’adultère… Au cœur de l’œuvre de Bergman, de ces exemples en particulier, sexe et psychose sont intimement liées, à l’instar d’un autre maître du thriller psychologique – et fin connaisseur de la chose –, Roman Polanski, dont les Répulsion (1965) et Rosemary’s Baby (1968) font autant écho à Bergman qu’ils en trouvent un dans le dernier film d’Alex Garland.

On connaît surtout le romancier, scénariste et réalisateur londonien pour sa collaboration avec Danny Boyle; on a accordé moins d’importance à sa tardive carrière de réalisateur. Pourtant, avec Ex Machina (2014), Annihilation (2017) et Devs – hypnotisante série que nous avions retenue parmi les meilleures de l’année 2020 –, Garland s’était posé comme un grand nom du cinéma de genre, maître du «techno-thriller» flirtant avec le «body horror» sans pour autant empiéter sur les plates-bandes d’un David Cronenberg. Dans son univers, les machines et les humains questionnent l’inhumain, la nature questionne le «contre-nature». Jusqu’à arriver à des préoccupations universelles : l’art, le pouvoir divin… Quand alors, avec Men, il se penche sur l’horreur folklorique, sous-genre typiquement britannique et pas forcément proche de ses œuvres précédentes, le scénariste de Sunshine et de 28 Days Later surprend.

Bienvenue, donc, dans la campagne anglaise, lieu idéal pour se faire quelques grosses frayeurs. Harper (Jessie Buckley), Londonienne aisée, s’y rend, elle, pour y trouver la paix, quelque temps après le suicide de son mari. La maison qu’elle a louée, isolée à l’orée des bois, a l’air être l’endroit parfait. Jusqu’à ce qu’un étrange homme nu traîne dans son jardin… Les appels à l’aide de Harper, au propriétaire des lieux ou à la police, n’ont pas vraiment d’effet. Terrifiée et encore hantée par des souvenirs douloureux, elle devra comprendre ce qui lui veulent ces hommes, qui semblent tous être la même personne…

 

À l’heure où l’art et l’industrie cinématographiques réfléchissent de plus en plus souvent en termes de «male gaze» et de «female gaze», Alex Garland, un homme, réalise un film sur et contre les hommes, avec une femme comme protagoniste, et un curieux regard qui ouvre le long métrage : celui de James (Paapa Essiedu), le mari de Harper, qui dégringole les étages avant de s’écraser au sol. Moment suspendu, où le regard du mort, dans ses dernières secondes, croise celui de la survivante. A-t-il vraiment eu lieu ou l’a-t-elle rêvé ? Elle ne semble pas remarquer, en tout cas, que tous les hommes du petit village de Cotson ont le même visage (celui du renversant Rory Kinnear, qui, par la force de son talent et de maquillages remarquables, se livre à un véritable numéro de caméléon)…

Dans son dernier acte, le film bifurque de son concept initial par la grâce d’une séquence gore et définitivement «arty»

Derrière son concept ébouriffant, Men utilise les vieilles ficelles du cinéma d’horreur, «jump scares» à l’appui, perpétuant ainsi une vieille tradition. C’est dans son imagerie riche en symboles et allégories – certains évidents, d’autres qui continueront à être un casse-tête longtemps après la fin du film – qu’il se révèle pertinent. Inscrivant le long métrage dans un discours on ne peut plus actuel, Alex Garland ne s’éloigne pourtant pas tellement des préoccupations qui traversent son œuvre. La condition humaine est ici abordée sous l’angle du genre («gender»), mais si l’auteur tire à balles réelles sur la misogynie, son personnage féminin, dont on ne connaît rien, ne se définit qu’à travers ses interactions avec les hommes. Charger le patriarcat, oui, mais sans jamais revendiquer une position féministe.

Dans son dernier acte, qui se complaît malicieusement dans une séquence gore qui semble ne jamais vouloir s’arrêter – les hommes du film, le corps déformé par un ventre énorme, accouchent l’un après l’autre, en gros plan, d’une autre version d’eux-mêmes –, Alex Garland se risque à perdre définitivement le spectateur. Le concept initial prend une dimension folle, se rangeant définitivement du côté du cinéma «arty», et rebondit sur un dernier plan qui laissera le spectateur sortir de la salle avec plus de questions que de réponses. C’est généralement bon signe, Garland en a d’ailleurs fait sa spécialité. Pour le reste, ceux qui protestent encore à coups de «not all men» trouveront là une réponse définitive : «Yes, all men» !

Men d’Alex Garland avec Jessie Buckley, Rory Kinnear, Paapa Essiedu… Genre : horreur. Durée 1 h 40